L’IA comme matière première des artistes

L’IA comme matière première des artistes

L’art peut nous déboussoler, nous faire douter de notre compréhension de la réalité et nous obliger à remettre en question nos idées préconçues. L’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) a aussi cet effet déstabilisant avec les transformations qu’elle apporte dans notre quotidien. Il n’est donc pas surprenant de voir des artistes user de l’IA comme d’un nouveau médium pour leur créativité.

C’est le cas de Sofian Audry.

Celui qui se décrit lui-même comme un « drop-out » du monde informatique est un artiste multidisciplinaire en plus d’être chercheur et Professeur en médias interactifs à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM).

Au début des années 2000, ce dernier a complété une maîtrise en apprentissage automatisé sous Yoshua Bengio, avant de changer de carrière et de se tourner vers les médias interactifs.

« Ce qui m’attire vers les arts numériques c’est le fait que c’est un milieu très inclusif. Toutes les personnes qui ont des idées créatives peuvent participer, collaborer à un projet », souligne le professeur.

Pour sa part, Alexandre Saunier fait appel à sa formation en mathématiques et en ingénierie du son pour créer des performances intégrant lumière et IA.

« En musique, il est possible de travailler le son avec des séquenceurs et des « samplers ». Je voulais voir si les règles et les structures pouvaient se transposer similairement avec la lumière, mais peu de recherches ont été faites à ce sujet. C’est pourquoi j’en ai fait ma thèse de doctorat », explique-t-il.

MACHINES CRÉATRICES

Au travers de ses œuvres, M. Audry se penche sur la notion du comportement et les différents concepts qui lient l’humain et la machine. Plus concrètement, une de ses plus récentes expériences a été la création d’un livre généré par un ordinateur.

“for the sleepers in that quiet earth” est un livre généré par ordinateur, résultant de l’écriture de plus en plus cohérente d’un processus d’apprentissage automatique entraîné sur le roman classique Wuthering Heights. Crédit photo : Sofian Audry.

Dans « for the sleepers in that quiet earth », un algorithme d’apprentissage automatique entraîné sur le roman « Wuthering Heights » d’ Émilie Brontë a rédigé 31 livres uniques. Ils sont le résultat d’un processus d’apprentissage d’un réseau de neurones profonds récurrents.

Parmi ses projets en cours, on trouve aussi : « Morphoses », qui mélange robotique, IA et performance en direct.

Dans « Xenolalia », une œuvre mariant apprentissage automatique et bio-art, des machines et des algues microscopiques « imaginent » et reproduisent une nouvelle forme de langage à partir d’une réinterprétation d’une série de chiffres.

« Crocodile » marque le renouement d’une collaboration  avec l’artiste Erin Gee dans laquelle on « cherche à explorer le lien entre les émotions humaines et l’IA ».

Avec l’aide de l’actrice Laurence Dauphinais, un algorithme capte les effets physiologiques d’une émotion ressentie par cette dernière. « Laurence est une actrice de méthode, elle vit réellement les émotions qu’on lui demande d’interpréter, puis son rythme cardiaque, sa respiration, sa température et la conductivité de sa peau », affirme-t-il.

Ces données servent à l’ordinateur à générer des images : l’interprétation de la machine des émotions. Le public peut ensuite se connecter à l’engin et interpréter à son tour les émotions exprimées.

« Au cœur de toutes ces œuvres, je veux explorer notre compréhension des perceptions et les liens entre la cognition et le langage », indique l’artiste.

La perception, surtout celle des phénomènes physiques, fascine également M. Saunier.

« C’est intéressant de constater l’effet que peut avoir l’IA sur nos sens. Ça peut transformer la manière dont on voit le monde » – Alexandre Saunier, artiste et doctorant à l’Université Concordia

Dans la série d’œuvres « Spiking neural network » l’artiste utilise des systèmes dynamiques générés pas des réseaux de neurones.

« Ce sont quinze réseaux qui contrôlent cinq lumières. On écrit une partition de 30 minutes, que chacun des réseaux interprète. Le résultat est différent d’un à l’autre, un peu de la même manière que deux danseurs vont rendre une même chorégraphie de différentes façons », explique M. Saunier.

ALGORITHMES COLLABORATEURS

Unir le numérique et les arts multimédias ne date pas d’hier, mais qu’en est-il de l’IA? Est-ce vraiment une innovation dans l’univers artistique?

Crédit photo: Sofian Audry/Anna Iarovaia

« L’idée de faire usage de l’IA dans les arts fait partie d’un continuum, surtout si l’on conçoit la complexité du terme « IA » en soi. Est-ce qu’on considère que cela débute avec l’utilisation de modèles statistiques comme la Chaîne de Markov, ou avec l’arrivée de l’informatique ou celle de l’apprentissage profond? Peu importe la réponse, il faut être conscient que cela s’inscrit dans un pan de l’histoire de l’art qui existe depuis longtemps », explique M. Audry.

Ce dernier prévoit d’ailleurs la parution d’un livre au sujet des arts à l’époque de l’apprentissage machine, qui paraîtra cet automne aux éditions MIT Press.

À l’instar de son collègue, M. Saunier, conçoit la venue de l’IA dans les arts comme une opportunité qui ne devrait pas être crainte.

« Dans le meilleur des scénarios, cette technologie va devenir un collaborateur, insiste-t-il. J’ai une vision plutôt positive et humaniste de l’IA. Je ne crois pas qu’elle remplacera les artistes ou la création, mais au contraire qu’elle nous offre un territoire à explorer, une nouvelle terre d’exploration. »

Crédit photo: Alexandre Saunier.