[ANALYSE] L’individu est-il aussi traçable qu’une marchandise?

[ANALYSE] L’individu est-il aussi traçable qu’une marchandise?

Chaque jour nous laissons derrière nous des traces numériques comme de petits cailloux qui suivent nos pas. Nous semons nos opinions ici et là. Mais plus encore que nos gestes, nos choix personnels et nos préférences créent des traces indélébiles formant notre empreinte numérique. Seraient-ce les premiers traits d’un code-barres humain ?

L’UTILISATEUR EST-IL DEVENU UN PRODUIT ?
Les sources de l’empreinte numérique

Au cours d’une journée ordinaire, nous laissons des traces numériques à plusieurs endroits. Une transaction quelconque sur un support numérique peut récolter une foule de données. Chaque partage scelle notre empreinte que ce soit le partage d’une image, d’un document en pièce jointe ou d’une vidéo.

Illustration: Gustave Doré, Le Petit Poucet, Charles Perrault

Illustration: Gustave Doré, Le Petit Poucet, Charles Perrault

À chacune de nos inscriptions à une infolettre, un forum, ou tout simplement à un concours nous émiettons un peu de nous-même. Autrement dit, chaque action numérique retient quelque chose de notre personne. Car toute action devient une transaction.

Tous les appareils mobiles, écran tactile ou écran de surveillance sont autant d’objets qui nous entourent et nous « écoutent » continuellement. Mais, à l’inverse du Petit Poucet qui retrouve son chemin grâce aux cailloux qu’il a semés derrière lui, nous ne pouvons pas remonter le fil de nos empreintes numériques. Elles ne sont plus uniques, mais transformées par leurs continuelles interactions avec les empreintes d’autres gens.

L’utilisateur se livre au jeu

Lors du lancement de l’ouvrage collectif québécois Médias sociaux : perspectives sur les défis liés à la cybersécurité, la gouvernementalité algorithmique et l’intelligence artificielle, le 24 février 2021, un concept intéressant a été présenté par le professeur André Mondoux.

Dans le cadre de la présentation des sections qu’il a rédigées, le professeur nous a fait part de son analyse sur la relation de l’individu avec les médias sociaux.

André Mondoux

André Mondoux

Il explique, entre autres, comment l’individu à l’intérieur des réseaux sociaux se transforme peu à peu, volontairement ou non, en marchandise. Il reprend à bon escient l’adage suivant:

« Lorsque le produit est gratuit, le produit, c’est vous ! »

André Mondoux, Sociologue, chercheur postdoctoral, Études sur la surveillance, Queen’s University, professeur adjoint, École des médias, Faculté de communication, Université du Québec à Montréal.

Bruno Jarrosson, un ingénieur et penseur Français, élabore cette problématique dans son cours sur la mise en marché de l’individu. Il montre comment les objets technologiques ont changé tous types de relations. Ceux-ci intègrent les individus dans un système marchand. Les citoyens deviennent littéralement des produits sur un marché. Leur valeur est estimée selon l’image qu’ils affichent.

« Les machines peuvent déclencher les centres de récompense dans le cerveau humain. »

World Economic Forum

C’est un phénomène qui est visible dans le travail, mais aussi dans les relations amoureuses, nous fait remarquer l’auteur, où les critères de sélection se font de la même manière que pour celui d’un objet commercial.

NOS TRACES NUMÉRIQUES FORMENT NOTRE EMPREINTE NUMÉRIQUE
Déploiement de la traçabilité

La meilleure façon de visualiser notre traçabilité est de constater la présence des GPS dans nos objets technologiques. La voiture, la montre intelligente ou le téléphone cellulaire partagent les données sur nos déplacements. Bien que les applications aient pour objectif l’optimisation des prédictions routières en accumulant des données, les informations partagées peuvent être captées. Elles serviront à d’autres fins non définies.

Montre digitale

Montre intelligente

D’autre part, on ne peut pas nier l’existence de ces traces, mêmes si elles ne sont pas concrètement utilisées.

Les bracelets intelligents

Or, cette technologie est une bénédiction pour les personnes en perte d’autonomie. Les objets technologiques munis de GPS, comme les bracelets permettent de localiser les déplacements d’une personne vulnérable. Au GPS, s’ajoutent d’autres technologies reliées à l’analyse des états vitaux, du pouls, entre autres.

« Comment pourrait-on refuser un bracelet ou une puce à une personne âgée atteinte de la maladie d’Alzheimer?»

Arnaud Belleil, directeur associé de Cecurity.com, animateur des groupes « Confiance et sécurité » et « Identité numérique » de la Fing

La traçabilité permet alors de favoriser le maintien à domicile de ces personnes en perte d’autonomie. Le bracelet pourrait également servir peut vérifier les rapprochements dans les cas de violence conjugales. On pense l’utiliser également pour les cas de libération conditionnelle des prisonniers afin de les garder à l’oeil. 

AVONS-NOUS ENCORE DROIT À L’ANONYMAT?
Les alternuméristes

Des mouvements dits alter-numéristes, analogues aux alter-mondialistes, se développent en réaction à cette traçabilité systématique. Les activistes alternumériques prônent un monde basé sur la lenteur en dehors de toutes technologies numériques. Selon eux, l’informatisation du monde ne nous mène pas au bon endroit et nous devons développer un monde parallèle non-digital.

« Ce qu’il nous faut d’abord et avant tout, c’est arrêter la machine.»

Félix Tréguier, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et post-doctorant au CERI-Sciences Po.

Un des porte-paroles de cet alternumérisme est Félix Tréguer, fondateur de la Quadrature du Net. Il explique, dans son livre L’utopie déchue, la capacité de l’État de façonner la technologie dans un but de contrôle social. Selon lui, ce dont nous avons besoin : « ce n’est pas d’un patch logiciel, d’un bricolage juridique, ni même d’un peu d’éthique.», il faut littéralement arrêter la machine.

CONCLUSION

Sans nécessairement bâtir un monde parallèle dénué totalement d’objets technologiques, nous pouvons assurer la préservation de certains droits fondamentaux de la personne. Il s’agit de réfléchir sur le droit à l’anonymat, le droit de ne pas être surveillé et le droit de maîtriser la diffusion des données qui nous concernent. L’éthique de l’IA travaille sur la redéfinition de ces droits fondamentaux afin d’éclairer la justice face à ces nouveaux défis.

BIBLIOGRAPHIE

Belleil, Arnaud; La traçabilité de l’individu mobile : vers la surveillance désirée, octobre 2004.

Bossmann, Julia; Top 9 ethical issues in artificial intelligence, World Economic Forum, octobre 2016

Schallum Pierre, Jaafar Fehmi, Médias sociaux : perspectives sur les défis liés à la cybersécurité, la gouvernementalité algorithmique et l’intelligence artificielle,Éthique, IA et sociétés – OBVIA, janvier 2021.

Tréguer, Félix; La Quadrature du Net, La Quadrature du Net promeut et défend les libertés fondamentales dans l’environnement numérique.

Tréguer, Félix; L’utopie déchue, Fayard, septembre 2020.