[RÉCIT]- Alan Turing, le tragique destin d’un génie des maths

[RÉCIT]- Alan Turing, le tragique destin d’un génie des maths

Printemps 1942, des sous-marins allemands rôdent dans l’Atlantique, chassant des navires Alliés transportant des cargaisons vitales pour l’effort de guerre. Ce n’est qu’en cartographiant les mouvements de ces sous-marins que les Forces alliées peuvent changer le cours de leurs convois, et pour cela, elles s’appuient sur les cryptologues de Bletchley Park pour décoder les messages trahissant les déploiements des Allemands.

Ce manoir accueille le département de décryptage des services secrets britanniques. Bletchley Park est durant cette période, une véritable usine à décrypter. Le lieu réunit la quasi-totalité des mathématiciens de Cambridge et d’Oxford, qui se relaient jour et nuit dans des baraquements, afin de déchiffrer “Enigma”, le redoutable système de messages codés des nazis. À la tête de la “Hut-8”, se trouve Alan Turing, un mathématicien surdoué. Il est alors connu pour avoir publié un article sur le “Problème de la décision” de David Hilbert. Alan Turing va être à l’origine des premiers calculateurs universels programmables, les ancêtres des ordinateurs. Père de l’informatique, héros de la Seconde Guerre mondiale, et homosexuel persécuté, le mathématicien britannique a révolutionné le XXème siècle. Récit.

Enigma, la guerre du code

Au printemps 1942, Alan Turing planche alors sur la machine Enigma de la marine allemande, une version plus complexe des autres machines du même nom utilisées par les armées de terre et de l’air. Grâce aux services de renseignements polonais, les Britanniques connaissent le fonctionnement de cette machine et savent comment décoder les messages. Les Polonais ont déjà créé des « bombes », soit des machines qui permettent de tester toutes les clés de chiffrement possibles dans un minimum de temps. Dans ce genre d’opération, il faut faire vite, car la clé change tous les jours.

La difficulté à laquelle se heurte les services anglais, et spécialement l’équipe d’Alan Turing qui travaille sur la version la plus complexe d’Enigma, est que les possibilités de chiffrement de cette machine sont presque infinies. Pour faire simple, chaque lettre a une chance sur 158.962.555.217.826.360.000 de correspondre à la lettre chiffrée. Même si les « bombes » testent 1 000 réglages par seconde, il faudrait 5 milliards d’années pour tester toutes les possibilités. Or, les cryptanalystes ne disposent que de 24h.

Réplique de la “bombe”

Pour résoudre ce problème, Alan Turing a une idée brillante pour réduire le temps de chiffrement : éliminer la possibilité qu’une lettre puisse être codée par elle-même et utiliser les mots récurrents utilisés dans les messages météos allemands comme modèle pour trouver la clé.

« Les bombes des Polonais ne permettaient de casser que les premières versions d’Enigma. Turing a participé à la construction de bombes adaptées à la version utilisée par la marine. Surtout, il a exploité différentes faiblesses dans la façon dont les Allemands utilisaient leur système de codage. Ils commençaient, par exemple, leurs messages par des formules de politesse assez convenues, de type “Herr Kommandant”, faciles à deviner. Tout comme les messages très courts et stéréotypés qu’ils envoyaient régulièrement pour donner la météo ou annoncer qu’il ne se passait rien. En cryptanalyse, justement, on cherche souvent d’abord à deviner ce que des mots veulent dire et ensuite on teste si la clé de chiffrement ainsi définie fonctionne sur l’ensemble du ou des messages. C’est dans cette approche déductive que Turing a fait preuve d’une grande intuition pour réduire le nombre de combinaisons à tester. C’est là que résident la prouesse et l’intelligence »

-François Morain, du Laboratoire d’informatique de l’École polytechnique française, dans une entrevue au CNRS.

Le youtubeur Bruce Benamran explique clairement comment Alan Turing et son équipe ont réussi à déchiffrer les messages d’Enigma. 

Quelques semaines à peine après son arrivée à Bletchley Park, Turing rédige les spécifications d’une machine électromécanique plus efficace que la bombe polonaise. La capacité de la bombe de Turing est doublée, grâce à un autre mathématicien de Cambridge, Gordon Welchman. Encore améliorée par un autre mathématicien de Cambridge, Richard Pendered, la bombe, une fois fabriquée par les ingénieurs de la British Tabulating Company, va devenir alors l’outil fondamental le plus automatisé capable de décrypter les messages chiffrés par Enigma.

Une fois que les cryptanalystes ont trouvé la clé quotidienne du cryptage, il faut encore que les décrypteurs déchiffrent tous les messages du jour. Ensuite, les traducteurs et les conseillers analysent les messages car ils sont truffés de jargon militaire allemand, de termes et abréviations techniques inconnus. Les messages ne sont souvent décryptés que trop longtemps après leur réception. En particulier, pour l’Enigma navale. Lorsque la capacité combinée des centaines de bombes électromécaniques anglo-saxonnes permet enfin de lire Enigma presque sans trous ni délais, la Wehrmacht est déjà brisée par l’Armée rouge et surclassée par la puissance industrielle et militaire des Alliés. Cependant, selon certains historiens, Alan Turing et son équipe auraient écourté la Seconde Guerre mondiale de deux ans.

La machine de Turing, à l’origine de l’ordinateur

Si Alan Turing est aujourd’hui entré dans la culture pop grâce au film “The imitation game”, qui raconte son travail sur Enigma, sa plus grande contribution scientifique reste sa machine. La « machine de Turing », avec son travail sur Enigma, a en effet servi de base à l’informatique. 

Après la guerre, Alan Turing peut enfin se consacrer à la matérialisation de la machine idéale conçue dans son article de 1936 sur “le Problème de la décision” posé par David Hilbert. Il s’agit de déterminer si un théorème peut être validé par une procédure qui est mécanique et automatique. Alan Turing y répond dans cet article, en montrant que ce qui est calculable peut être décomposé en un nombre fini d’étapes pouvant chacune être réalisée par une machine. Il précise ainsi la notion de calcul : « Il parvient à établir une limite entre ce qui est calculable et ce qui ne l’est pas », explique le philosophe Jean Lassègue, dans sa biographie sur Turing. « Ce qui est calculable peut être prédit : le résultat sera toujours le même. Le non-calculable, c’est ce qui résiste à ce déterminisme, c’est ce qui peut évoluer de manière imprévisible, comme cela arrive parfois en physique ». 

Cette machine de Turing, qui n’existe alors que sur papier, est ainsi une machine à calculer, soit un computer. Cette application visionnaire sera la base du développement informatique et du fonctionnement par algorithme.

La machine de Turing a été fortement inspirée par celle imaginée par Ada Lovelace, un siècle plus tôt, comme vous pouvez le voir dans la vidéo ci-dessous.

Au lendemain de la guerre, Alan Turing, entre donc au Laboratoire national de physique de Londres, où il rédige en trois mois le projet de construction d’un prototype d’Automatic Computing Engine (ACE). Il ne s’agit pas d’un simple calculateur, comme pour les projets américains concurrents, mais d’une machine susceptible de traiter n’importe quel type de données. Les plans vite achevés, le mathématicien laisse programmeurs et ingénieurs construire l’ACE, qui n’entrera en service qu’en 1950. Entre-temps, il a rejoint, en octobre 1948, l’équipe de Max Newman à l’université de Manchester. Et c’est en réalité là-bas que le premier ­programme au monde fonctionne sur un ordinateur conçu lui aussi en grande partie d’après les idées de Turing.

Mais alors que ces idées de jeunesse (il a conçu sa machine à 24 ans!) se concrétisent enfin, Alan Turing se désintéresse de l’informatique. Son ambition se tourne alors vers un projet encore plus révolutionnaire. Il veut construire un équivalent du cerveau capable de penser et prêter une intelligence à des machines.

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De la machine à calculer à la machine à penser

En octobre 1950, Alan Turing publie l’article “L’ordinateur et l’intelligence” dans la revue philosophique Mind. Cet article, ainsi que les notes d’Ada Lovelace, sont aujourd’hui considérés comme posant les bases de l’intelligence artificielle. Le texte s’ouvre sur le jeu de l’imitation, dans lequel le chercheur imagine le moyen pour une machine de se faire passer pour un être humain.

C’est ce qu’on appellera plus tard, le test de Turing. Il consiste à mettre un humain en face d’un autre humain et d’un ordinateur avec lesquels il échange à l’aveugle, via des messages textuels. Si le testeur n’est pas capable de dire lequel de ses interlocuteurs est un ordinateur, on peut considérer que l’ordinateur a passé avec succès le test.

Non satisfait d’avoir contribué à la victoire des Alliés contre l’Allemagne nazie, d’avoir participé à l’invention de l’ordinateur et d’avoir imaginé une forme d’intelligence artificielle, le génie des maths a commencé à théoriser les formes du vivant.

« Par ailleurs, après avoir construit l’ordinateur, machine déterministe qui exploite dans toute son extension le domaine de ce qui est calculable, Turing se heurte aux processus biologiques qui entretiennent avec le déterminisme un rapport tout autre », explique Jean Lassègue. Il s’interroge alors sur comment la matière prend forme et essaie de prédire les aléas de l’évolution des formes des êtres vivants. La morphogenèse, étude des mécanismes de croissance des formes biologiques à partir de la fécondation, devient même une obsession durant les quatre dernières années de sa vie. En 1952, il publie un article sur cette question en posant une théorie qui sera prouvée quatre décennies plus tard. Cet article deviendra fondateur en biologie théorique. Avant même, la découverte de l’ADN, il prédit déjà que la génétique ne suffirait pas pour décrire tout le vivant.

Une fin de vie tragique

Malheureusement, à la même période, la justice soupçonne un ancien amant d’Alan Turing d’avoir cambriolé son appartement. Alan Turing, n’a jamais réellement caché son homosexualité. Même au King’s College de Cambridge, ses amis proches étaient au courant. Pourtant, la législation homophobe de l’Angleterre de l’époque va le faire tomber. Le mathématicien est condamné pour homosexualité. Sa peine : deux ans d’emprisonnement ou un traitement aux hormones féminines revenant à une castration chimique. Il choisit les injections, qui vont le rendre impuissant. Il meurt, deux ans plus tard, à 41 ans à peine, à la suite d’un empoisonnement au cyanure. Il aurait croqué dans une pomme imbibée de poison avant de se coucher. L’autopsie conclut à un suicide. Qui sait ce qu’il aurait pu continuer d’inventer s’il avait pu vivre plus longtemps.

Il faudra attendre les années 1970 et 1980, la libération sexuelle et l’avènement de l’ordinateur pour que Turing devienne une légende. Quant à la Grande-Bretagne, il lui faudra trente ans de plus pour pardonner à celui qu’elle avait offensé. En 2013, Elisabeth II signe une prérogative royale de clémence. La reine gracie enfin Alan Turing, six décennies après sa mort. Des palmarès, comme celui du magazine Time en 1999, l’ont classé parmi les 100 personnages-clés du XXe siècle.

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