L’IA au service des poissons et des oiseaux marins

L’IA au service des poissons et des oiseaux marins

La mer est vaste et mystérieuse. Il est difficile de l’explorer dans toute sa complexité. Des chercheurs en ornithologie marine ont récemment proposé une nouvelle méthode pour étudier les poissons qui s’y trouvent. L’utilisation d’images vidéos sous-marines captées à l’aide de caméras haute définition attachées sur le dos d’oiseaux marins pourrait permettre d’étudier plusieurs espèces de petits poissons pélagiques, qu’ils soient exploités ou non commercialement.

Le projet ReCAPP* (Reconnaissance et classification automatiques des poissons pélagiques de l’estuaire maritime et du golfe du Saint-Laurent) propose de s’attaquer à ces quantités phénoménales de données vidéos en concevant un programme informatique à l’aide de l’intelligence artificielle afin d’accélérer le processus d’analyse d’images.

 

ESPÈCES CIBLÉES PAR ReCAPP

Les changements climatiques, la surpêche et la transformation de l’habitat affectent l’abondance des espèces, la composition des communautés et les réseaux trophiques dans les écosystèmes marins1,2 d’ici et d’ailleurs. Certaines populations de poissons sont même maintenant en déclin3. À l’automne 2016, le rapport de la commissaire4 à l’environnement et au développement durable du Bureau du Vérificateur général (BVG) du Canada soulignait le fait que tous les éléments sont en lice pour qu’une autre crise comparable à celle de la morue survienne dans un futur proche pour d’autres espèces de poissons. Parmi les espèces préoccupantes, plusieurs ont été ciblées par le projet ReCAPP, soit le capelan, le maquereau bleu, le hareng de l’Atlantique, le lançon et le sébaste. 

Le capelan que l’on semble bien connaître lors de la période du frai, alors qu’il roule sur les plages du Bas-du-Fleuve, est un maillon important de la chaîne alimentaire dans l’écosystème marin. Il est la proie de nombreux oiseaux et mammifères marins et il est pêché pour ses oeufs, mais un suivi pour évaluer la taille du stock a débuté seulement en 2018. On ne connaît pas encore l’état de sa population. Le lançon, ce petit poisson allongé qui a la capacité de s’enfouir dans le sable pour se protéger, occupe une position relativement similaire et importante dans l’écosystème marin que le capelan. Il est la proie de nombreux autres poissons, mammifères et oiseaux marins, mais aucune pêche ni aucun suivi ne lui est dédié dans l’est du Canada. Le maquereau, ce poisson rapide et combatif connu par les pêcheurs des quais de l’est du Canada, et utilisé aussi comme “bouette” (appât) par les pêcheurs de homard, est actuellement dans un état critique après avoir subi un déclin important depuis le début des années 2000. C’est le même constat pour la population de hareng qui se reproduit au printemps. Ce poisson tout comme les autres poissons pélagiques se déplacent en banc et est un intermédiaire important des réseaux trophiques marins, mais sa population ne cesse de décroître. Le sébaste qui se distingue par sa couleur rouge écarlate fréquente les eaux profondes (200 m et plus). Cette espèce avait subi un déclin important au milieu des années 1980, mais on le retrouve maintenant partout sur le fond du golfe. Cette espèce subit un moratoire sur la pêche depuis 1995, mais le ministère se questionne sur la réouverture de la pêche puisque sa forte abondance pourrait affecter négativement les populations de crevettes (par prédation) et de turbots (par compétition).

Illustration des cinq espèces étudiées dans le cadre du projet ReCAPP. 

(Sources du capelan, du hareng, du lançon, du maquereau et du sébaste)

 

DES OISEAUX CAMÉRAMANS

Depuis des siècles, on connaît le potentiel des oiseaux marins pour nous informer sur la mer. En 1987, un chercheur canadien, David Cairns, a proposé d’utiliser les oiseaux marins pour étudier les poissons marins5. De nombreuses démonstrations ont ensuite été faites afin de démontrer leur pertinence comme “collaborateurs-chercheurs”6,7,8,9. Tout récemment, des chercheurs de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) et du Cégep de Rimouski ont proposé d’équiper des fous de Bassan de caméras miniatures pouvant enregistrer sous l’eau lors des plongées d’alimentation. Le projet Fou numérique, financé par le programme Odyssée Saint-Laurent du Réseau Québec Maritime, a permis à Pauline Martigny, doctorante en biologie à l’UQAR, d’installer une caméra miniature, un consignateur de plongées (enregistrant la profondeur et la température) ainsi qu’un GPS sur le dos d’individus nichant dans le parc national de l’Île-Bonaventure-et-du-Rocher-Percé. La combinaison des informations recueillies permettra d’étudier le comportement d’alimentation du fou de Bassan et les interactions prédateurs-proies. Il sera également possible d’en apprendre plus sur la phénologie, la répartition et les caractéristiques de l’habitat des poissons pélagiques qu’il pêche. Or, le fou de Bassan consomme les cinq espèces ciblées par le projet ReCAPP. Le programme ReCAPP viendra donc accélérer l’analyse et l’identification des poissons qui seront filmés et capturés par les fous de Bassan lors des voyages de pêche.

Procédures réalisées par l’équipe de Pauline Martigny (étudiante au doctorat en biologie à l’UQAR) menant à la fixation des appareils sur les fous de Bassan nichant dans le parc national de l’Île-Bonaventure-et-du-Rocher-Percé (source des photos: Roxanne Turgeon)

 

ANALYSE DES IMAGES PAR APPRENTISSAGE MACHINE

Les caméras enregistrent une très grande quantité d’images, mais c’est seulement dans certaines séquences durant les plongées que l’on aperçoit des poissons, parfois durant seulement quelques dixièmes de secondes. Nous avons donc développé une méthode informatique, basée sur l’apprentissage profond, qui permet de reconnaître les cinq espèces de poissons, même dans de mauvaises conditions. Cela nous permettra de compter de façon automatisée le nombre de poissons de chaque espèce, et à quel moment ils ont été vus.

L’algorithme est un réseau convolutif, c’est un type de réseau de neurones artificielles, dit profond. Cette architecture de réseau rappelle le cortex visuel, car il analyse successivement les pixels de l’image de façon de plus en plus descriptive à mesure que l’information remonte dans les 101 couches de neurones. Au départ, il décrit seulement des contrastes et des lignes simples, puis augmente en complexité pour décrire des textures et des formes caractéristiques comme des cercles, écailles, yeux, roches, etc. Ces informations sont ensuite envoyées à deux réseaux spécialisés, servant à prédire les zones intéressantes de l’image, ainsi que le type d’élément dans chaque zone.

Pour y arriver, nous avons dû entraîner l’algorithme sur un grand nombre d’images de ces espèces, afin que l’algorithme apprenne à les reconnaître dans les situations les plus variées possibles. Certaines images ont d’abord été collectées manuellement à l’aide d’une caméra dans un bassin d’Exploramer, tandis que d’autres provenant d’études précédentes ou de plongeurs nous ont été partagées. Ensuite, toutes ces images ont dû être annotées, c’est-à-dire que nous avons indiqué manuellement la position, la forme et l’espèce de chaque poisson. On utilise ensuite un ordinateur performant pour faires les calculs nécessaires à l’entraînement et le résultat est un réseau adapté qui connaît bien nos poissons pélagiques !

La base de données sera conservée et pourra être enrichie et utilisée à l’avenir, on l’espère, dans d’autres projets en lien avec le fleuve Saint-Laurent. 

Capture d’écran de l’annotation faite sur des images enregistrées par une caméra miniature fixée sur le d’un fou de Bassan (source: images du projet Fou numérique).

*Le projet ReCAPP est financé par le Programme d’aide à la recherche et au transfert – volet Innovation technologique du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec octroyé au Cégep de Rimouski, au Cégep de Matane et au Centre de développement et de recherche en intelligence numérique (CDRIN) et ayant comme partenaire le musée Exploramer.

 

RÉFÉRENCES

  1. Brander, K., L. W. Botsford, L. Ciannelli, M. J. Fogarty, M. Jeath, B. Planque, L. J. Shannon and K. Wieland (2010). Human impact on marine ecosystems. Marine Ecosystems and Global Change. M. Barange, J. G. Field, R. P. Harris et al. New York, Oxford University Press: 412 p.
  2. Reid, W.V., Mooney, H.A., Cropper, A., et al. (2005). Millennium ecosystem assessment synthesis report. Washington, DC: Millennium Assessment and World Resources Institute.
  3. Ministère Pêches et Océans Canada (2017). Évaluation du stock de maquereau bleu du nord-ouest de l’Atlantique (sous-régions 3 et 4) en 2016. Secr. Can. Consult. Sci. MPO Avis sci. 2017/034
  4. Gelfand, J. (2016). Rapport 2 — Assurer la durabilité des principaux stocks de poissons du Canada. Pêches et Océans Canada. Ottawa, Canada. En ligne. https://www.oag-bvg.gc.ca/internet/Francais/parl_cesd_201610_02_f_41672.html 
  5. Cairns, D. K. (1987). “Seabirds as Indicators of Marine Food Supplies.” Biological Oceanography 5: 261-271.
  6. Cury, P. M., Boyd, I. L., Bonhommeau, S., Anker-Nilssen, T., Crawford, R. J., Furness, R. W., (…)  Sydeman, W. J. (2011). Global seabird response to forage fish depletion–one-third for the birds. Science, 334(6063), p. 1703-1706. 
  7. Lescroël, A., Mathevet, R., Péron, C., Authier, M., Provost, P., Takahashi, A. et Grémillet, D. (2016). Seeing the ocean through the eyes of seabirds: A new path for marine conservation? Marine Policy, 68, p. 212-220. 
  8. Scopel, L.C., Diamond, A.W., Kress, S.W., Hards, A.R. et Shannon, P. (2018) Seabird diets as bioindicators of Atlantic herring recruitment and stock size: a new tool for ecosystem-based fisheries management. Canadian Journal of Fisheries and Aquatic Sciences, 75, p. 1215-1229.
  9. Thayne, M.W., Santora, J.A., Saenz, B., Warzybok, P. et Jahncke, J. (2018) Combining seabird diet, acoustics and ecosystem surveys to assess temporal variability and occurrence of forage fish. Journal of Marine Systems, 190, p. 1-14.

Photo : Pexels / Harrison Haines