[ENTREVUE] “On semble avoir de la misère à créer des spins-off qui créent une valeur commerciale”

[ENTREVUE] “On semble avoir de la misère à créer des spins-off qui créent une valeur commerciale”

À peine deux ans après sa fondation, l’entreprise montréalaise BrainBox AI est en train de redéfinir le bâtiment grâce à l’intelligence artificielle. L’IA est utilisée pour rendre autonomes les systèmes de chauffage et de ventilation (CVC) qui sont responsables de la moitié des gaz à effet de serre émis par les gros édifices, une révolution dans le monde plutôt conservateur de l’immobilier.

Entretien avec Jean-Simon Venne ing., cofondateur et chef de la technologie chez BrainBox AI.

CSIA : Votre jeune entreprise montréalaise compte déjà 85 employés et contribue à la gestion d’environ 40 millions de pieds carrés d’immobilier sur 5 continents, dont une quinzaine de tours de bureaux, d’hôtels, d’écoles, de CHSLD et de chaines de magasins à Montréal. Comment l’aventure a-t-elle commencé?

J-SV : Ma rencontre avec mon partenaire Sean Neely a été déterminante. Nous sommes partis d’une problématique que nous avions à cœur de régler. Son entreprise changeait des lampadaires de rue pour installer des lumières DEL. Je travaillais à intégrer la technologie Machine-to-Machine (M2M) dans des édifices intelligents. Nous mettions beaucoup d’effort pour augmenter l’efficacité énergétique de nos immobilisations, mais celles-ci se dérégularisaient rapidement, sans une supervision permanente en ingénierie. Une supervision que personne n’a les moyens de se payer. On s’est dit que : si la voiture autonome existait, on devrait être capable d’automatiser ça!

CSIA : Quelle solution avez-vous développée?

J-SV : Grâce à l’apprentissage en profondeur, à l’infonuagique et à la prise de décision autonome, nous calibrons les algorithmes dans le but de prévoir les événements de température indésirables dans chaque zone d’un bâtiment. En 3 mois, la perte d’énergie diminue jusqu’à 25 % en tirant parti de l’IA pour optimiser les processus. L’IA tient compte des températures extérieures, de la vitesse des ventilateurs et de la présence humaine pour effectuer des micro-ajustements en temps réel sur le système CVC (chauffage, ventilation, climatisation) existant d’un bâtiment.

CSIA : À la fin novembre, vous avez reçu deux cadeaux inespérés à un mois de Noël. En matinée, votre technologie est nommée l’une des cent meilleures inventions de l’année par le magazine Time dans la nouvelle catégorie “AI” et en soirée vous receviez le Prix spéciale en IA décerné par l’Association pour le développement de la recherche et de l’innovation du Québec (ADRIQ). Est-ce une consécration pour vous?

J-SV : Nous avons reçu plusieurs prix durant l’année, mais ils étaient peu connus du public. Le Time nous a donné une reconnaissance du grand public, sans qu’il comprenne la nature exacte de la technologie. La réaction des gens a été immédiate. On entend des échos dans nos familles comme quoi on a réussi… mais, pour nous, ce n’est que le début. On n’a pas réussi parce qu’on n’a pas changé le monde encore.

CSIA : Quand pourrez-vous dire que vous avez réussi?

J-SV : Pour réussir, il faudra atteindre une vitesse de croisière où l’on va déployer notre technologie dans une centaine d’édifices chaque jour. Là, on aura un impact significatif pour réduire les gaz à effets de serre sur la planète! Dès le début, on a voulu que cette technologie soit autonome, qu’elle puisse s’installer elle-même et faire son apprentissage pour que ça puisse se faire à une échelle massive sans l’intervention de l’être humain. La planète n’a plus de temps. On ne peut pas se permettre d’attendre une autre journée.

CSIA : En 2020, qu’est-ce qui explique que BrainBox AI soit la seule technologie de construction reconnue par le TIME pour son impact positif sur le changement climatique?

J-SV : La plupart des technologies d’IA axées sur la réduction de l’empreinte carbone sont venues du secteur manufacturier, du transport et des résidences familiales. L’industrie des technologies propres en immobilier est encore à ses débuts. La principale raison réside dans l’accès aux données – un défi que nous avons dû surmonter au tout début de notre développement.

CSIA : La consécration amène souvent son lot de difficultés pour répondre à la demande, êtes-vous victime de votre succès en ce moment?

J-SV : C’est mon défi. En ce moment, on engage plus vite que prévu pour faire face au volume. On n’aura pas beaucoup de vacances à Noël! Mais ce qui va nous sauver, c’est l’installation et la configuration automatiques de notre solution. Notre architecture est en développement pour être complètement automatisée. Je dirais qu’en 2021, c’est ce qui va nous donner le boost pour accommoder la vague.

CSIA : Avez-vous connu le parcours typique d’une startup québécoise?

J-SV : Non, c’était déjà très accéléré. Avant d’être nommé parmi les 100 meilleures inventions en IA par le magazine TIME, on avait déjà signé un gros contrat en Australie et plusieurs autres en Irlande, en Italie, en Angleterre et aux États-Unis.

CSIA : Qu’est-ce qui explique votre succès ?

J-SV : Je dirais que c’est la nature de l’innovation. On dit dans cette industrie que les dernières grandes inventions remontent à l’invention du thermostat et de l’ascenseur. Nous avons développé une technologie de rupture qui apporte énormément de valeur et qui requiert peu d’investissement à installer alors ça vient bousculer beaucoup un monde qui était très statique. On constate que tout le monde en parle, autant les apôtres que les sceptiques, ce qui est bon pour nous.

CSIA : Pourquoi un siège social à Montréal ?

J-SV : C’est ma ville natale et j’y suis attaché. À Montréal, on sait combiner l’expertise en recherche opérationnelle, qui date de quarante ans, à l’intelligence artificielle. C’est ce qui fait notre force. Nos partenaires scientifiques ont été précieux pour le développement de produit.

  • Avec l’École de technologie supérieure (ÉTS), nous avons eu un projet d’optimisation des flux en apprentissage profond.
  • Avec l’Université McGill, nous avons un projet de recherche pour le développement de notre prochaine technologie « Swarm AI ». 
  • Nous venons aussi de réaliser un projet d’automatisation du marquage de données dans les édifices avec le département américain de l’Énergie (NREL) Réf. p.-39.

CSIA : Comment avez-vous financé le démarrage de votre entreprise ?

J-SV : On a été très chanceux parce que mon partenaire travaillait chez RealTerm Energy, une filiale de #RealTerm Global qui gère un actif d’environ 4 G$ en valeur d’édifices et qui a financé la construction de la technologie et le spin-off (série dérivée). On avait donc un grand-frère qui a financé les étapes initiales et nous a incubé. Plutôt que de se concentrer sur la collecte de fonds, on s’est concentré sur la techno, ce qui nous a permis d’avancer très vite!  Ensuite, on a fait notre première ronde en mars 2020, et des partenaires externes comme #Desjardins Capital et #Esplanade Ventures sont arrivés.

“Au Québec, c’est très très dur parce que c’est toujours les mêmes questions qui reviennent. Il y a du financement, mais y a du financement lorsqu’on a réussi! Avant d’avoir des revenus, il n’y a vraiment pas beaucoup d’options” – Jean-Simon Venne

CSIA : Est-ce qu’on devrait financer l’IA différemment ?

J-SV : On finance très bien la recherche en IA au Québec (Mila, Ivado…). C’est extrêmement bien fait, mais on semble avoir de la misère à créer des spins-off avec un modèle d’affaires qui créent une valeur commerciale. C’est là que le bât blesse, en ce moment.

Si on ne réussit pas cela, on va devenir un des centres de recherche les plus avancés dans le monde en IA, mais qui n’aura pas réussi à prendre la vague de la commercialisation de ces outils-là pour créer de la vraie valeur financière…

C’est LE grand défi du Québec de prendre ce virage-là, de créer la masse critique d’entreprises ou la grappe de compagnies que l’on devrait créer pour le nombre d’universités et la population que nous avons. On regarde ce qui se passe à Toronto et en Californie et on voit une quantité fulgurante de compagnies qui prennent les technologies des universités et qui créent non seulement des emplois, mais de la richesse économique.