IA : Y a-t-il un pilote dans l’avion ?

IA : Y a-t-il un pilote dans l’avion ?

Malgré les prouesses des voitures autonomes et de belles percées du côté de la sécurité, des opérations au sol et de la maintenance, l’intelligence artificielle (IA) est encore loin de remplacer le commandant à bord d’un avion de ligne. C’est que les barrières à l’entrée pour l’intégration de l’IA en aérospatiale sont nombreuses. En voici 5 qui témoignent du chemin à parcourir.

Les avantages que procure l’IA en matière de progrès scientifiques font dire à plusieurs qu’elle ouvrira la voie de la 4e révolution industrielle. Cependant, le nombre de certifications, tant du côté des manufacturiers que du côté de l’exploitation, fait contrepoids à l’innovation en aérospatiale. Le pipeline de projets technologiques qui répondraient aux besoins actuels des transporteurs aériens s’en trouve réduit.

BARRIÈRE NO.1 : RÉGLEMENTATION ET CONTRÔLES  

Il faut savoir qu’avant d’émettre de nouveaux certificats d’exploitation aérienne, par exemple, les inspecteurs de Transports Canada ou de la Federal Aviation Administration aux États-Unis confirment que les activités de chaque demandeur respectent les normes. La normalisation s’applique à la bonne condition et à la navigabilité des aéronefs; ainsi qu’à la formation du personnel et à la délivrance de leurs licences. Les manuels de vol et les manuels de l’équipage de conduite et de la base d’exploitation font aussi l’objet d’une certification.

Or, l’apprentissage automatique peut fonctionner suffisamment bien pour prendre en compte des applications critiques telles que la maintenance prédictive et certains diagnostics, mais ses propriétés théoriques restent souvent nébuleuses. On peut voir quelles données entrent dans le système intelligent, on peut constater le résultat le plus probable (qui n’est pas toujours constant), mais on ignore comment la machine apprenante a fait le lien entre les deux.

Il est donc difficile de répondre aux contraintes industrielles qui exigent une certification générale des systèmes, une qualification exemplaire (robustesse) et une explicabilité des algorithmes.

LE PROJET DEEL

Le projet DEEL (DEpendable Explainable Learning) s’attaque justement à cette problématique depuis 2017. Il vient de recevoir un appui financier substantiel des gouvernements par le biais du Consortium de recherche et d’innovation en aérospatiale au Québec (CRIAQ).

Deux objectifs : 1- rendre les systèmes contrôlés par l’intelligence artificielle plus prévisibles et en mesure d’expliquer leurs décisions afin de répondre aux standards de l’aviation civile. 2- former les étudiants de cinq universités aux problèmes spécifiques à l’aérospatiale (une autre barrière importante). 

BARRIÈRE NO.2 : UNE QUESTION DE CONFIANCE 

Une technologie aussi puissante soulève des préoccupations. On voit le risque de prendre des décisions importantes perçues comme inéquitables à nos yeux ou non pertinentes selon nos valeurs. « Étant donné que de nombreuses techniques d’IA réussies reposent sur d’énormes quantités de données, explique-t-il, il est important de savoir comment les données sont gérées par les systèmes d’IA et par ceux qui les produisent. Ces préoccupations font partie des obstacles qui freinent l’IA ou qui inquiètent les utilisateurs, les adopteurs et les décideurs actuels de l’IA », selon M. Cofsky.

Outre la capacité à expliquer son raisonnement et sa prise de décision, les autres problèmes incluent les décisions discriminatoires possibles que les algorithmes d’IA peuvent prendre ainsi que la part de responsabilité lorsqu’un système d’IA est impliqué dans un résultat indésirable.

« LE défi à relever, c’est un problème de confiance » – Sylvain Cofsky

Sans réponses à ces questions, beaucoup ne feront pas confiance à l’IA. Ils garderont les anciens algorithmes qu’ils ont pris des années à concevoir ou ne l’adopteront que partiellement.

D’ailleurs, Ruby Sayyed, Chef Aviation, Technology & Innovation – Advocacy à l’Association internationale du transport aérien (IATA), illustrait bien ce dilemme sur la tribune d’AIxSPACE, en janvier dernier, lorsqu’elle parlait de la réticence et de la complexité à faire évoluer une formation certifiée en aérospatiale. Le gouvernement du Canada veut attribuer un contrat d’approvisionnement pour former tout l’équipage des F-35 de Lockheed Martin (en 2023).

« C’est difficile de dire si la digitalisation de la formation pourra se faire » – Ruby Sayyed

BARRIÈRE NO.3 : LE MANQUE D’AGILITÉ

L’agilité organisationnelle est très importante lorsqu’il est question d’implanter l’IA dans une compagnie aérienne.

M. Lazard mentionne, au passage, les campagnes-tests qui nécessitent la participation des utilisateurs clés, comme 20 pilotes pour essayer une nouvelle procédure.

Beaucoup de compagnies aériennes ont encore des plans de vol papier. L’autre forme d’agilité demandée réside donc dans l’agilité informatique. Cette agilité est essentielle pour connecter les applications entre elles ou transmettre des données d’analyse, ajoute M. Lazard.

« Pour favoriser le déploiement de nouvelles solutions, les entreprises aériennes devront faire preuve de plus d’agilité » – Émeric Lazard 

L’agilité technique est indispensable pour l’optimisation à bord des avions qui est fortement réglementée. Le pouvoir informatique s’y trouve limité contrairement à l’optimisation au sol.

La tendance actuelle est donc de rendre les cockpits plus intelligents en utilisant, par exemple, un iPad pour créer une passerelle d’optimisation entre les solutions terrestres et les opérations aériennes. « C’est encore mieux, lorsqu’on peut utiliser la connectivité satellitaire en temps réel au lieu du téléchargement avant le vol », conclut-il.

BARRIÈRE NO.4 : LA CYBERSÉCURITÉ 

« L’ajout de technologie crée plus d’occasions d’affecter les systèmes avec des attaques malveillantes », selon Jérôme Le Ny, professeur agrégé à Polytechnique Montréal.

Afin de mieux identifier et analyser les applications potentielles, il sera nécessaire de différencier les situations dites de sécurité-critique (« safety-critical ») des autres champs d’application pour l’IA dans le transport aérien.

L’industrie aérospatiale pourrait devoir se munir d’un Centre d’excellence en cybersécurité comparable à celui sur les infrastructures maritimes critiques, qui vient de voir le jour au Canada.

Par ailleurs, n’oublions pas que l’apprentissage machine pourrait paradoxalement servir à l’analyse statique du code source des logiciels malveillants.

BARRIÈRE NO.5 : LE PROTECTIONNISME

Malgré les chantiers et les projets de recherche collaborative orchestrés par la grappe en aérospatiale Aéro Montréal et par le CRIAQ, il est impossible de passer sous silence la barrière du protectionnisme historique entre les pays dans ce secteur d’activités.

Les retombées de l’industrie aérospatiale se chiffrent en milliards de dollars et certaines puissances mondiales tiennent à demeurer compétitives. Le jupon dépasse également sur la question de la souveraineté des données (open source ou privées). Dans ce contexte mondial, on peut s’interroger sur les partenariats futurs impliquant l’IA.

Enfin, avec les rachats de compagnies québécoises par des intérêts étrangers et les ravages de la pandémie, il sera intéressant de suivre la manière dont le gouvernement fédéral soutiendra son industrie aérospatiale (et la R&D) dans les mois et les années à venir. Rappelons que quelque 40 000 emplois bien rémunérés sont en jeu, au Québec seulement.