Les médias sortiront-ils la tête de l’eau grâce à la techno?

Les médias sortiront-ils la tête de l’eau grâce à la techno?

Quelques semaines après la fermeture brutale du Huffington Post Québec par Buzzfeed, le fondateur du Huff, Patrick White – maintenant responsable du programme de baccalauréat en journalisme de l’UQAM – dévoile les résultats d’une recherche sur l’intégration de l’intelligence artificielle dans les médias canadiens et appelle à la collaboration pour réduire les disparités.

Le projet de recherche intitulé « Les impacts de l’IA sur les pratiques journalistiques au Canada », réalisé auprès de treize grands médias canadiens ou faisant des affaires au pays, est présenté aujourd’hui par Nicolas St-Germain, étudiant à la maîtrise en communication de l’UQAM dans le cadre de l’ouverture du 88e congrès de l’ACFAS.

USAGE LIMITÉ DANS LES SALLES DE NOUVELLES 

Nicolas St-Germain s’attendait à ce que l’IA soit davantage utilisée dans les médias sondés l’automne dernier, mais il n’est pas surpris considérant que la crise des médias affecte aussi les médias numériques.

Dans la mise en contexte de sa recherche, il cite le Reuter Institut Digital News Report : « 78% de la population canadienne disait s’informer en ligne en 2020, mais ce sont les géants du Web, Google et Facebook, qui accaparaient 78% des achats publicitaires. »

L’utilisation de l’IA dans les médias canadiens reflète, selon lui, ce que l’on peut constater dans le monde. Les plus pauvres passent leur tour tandis que les médias les plus riches ont une plus grande capacité à réaliser les projets et à absorber les risques économiques.

Premier constat des auteurs de la recherche : le Globe and Mail trône au sommet des utilisateurs, loin devant les autres médias nationaux. Il utilise et commercialise l’outil Sophi.

  • Sophi optimise automatiquement 99% des pages Web, toutes les 10 minutes. L’IA choisit la nouvelle qui sera placée en évidence pour personnaliser l’expérience du lecteur. Elle est même impliquée dans la maquette du journal imprimé. Sophi fonctionne seule et décide si l’article sera réservé au mur payant ou non.
  • Avec Sophi, le Globe and Mail dit avoir gagné 40% d’affluence sur son site Internet et connu une hausse de 10% des abonnements.
  • Pour sa part, la Presse canadienne (PC) utilise l’outil ULTRAD qui s’occupe de traduire automatiquement les dépêches de l’anglais vers le français, sous la supervision d’un pupitreur.
  • Les autres répondants n’utilisent que des outils de monitorage intelligents comme CrowdTangle et DataMinr pour suivre les tendances et recevoir des alertes, des robots conversationnels (chatbots) ou des outils de personnalisation qui suggèrent des articles à partir du profil du lecteur.

Parmi les cinq répondants ne faisant pas usage de l’IA, deux ont indiqué qu’ils n’avaient pas l’intention d’intégrer l’IA dans les 5 prochaines années, bien qu’ils soient conscients des avantages. Ils invoquent notamment le « manque de temps » alors qu’ils sont en mode de survie financière, le « manque d’expertise » pour concevoir les outils et le « manque d’intérêt » à cause des erreurs possibles ou d’autres craintes.

« Les développements technologiques liés à l’IA contribuent à creuser les inégalités entre les médias fortunés et les moins nantis » – Nicolas St-Germain, étudiant à la maîtrise en communication de l’UQAM.

LE CHAMP DES POSSIBLES

Les chercheurs de l’UQAM s’inquiètent un peu de voir progresser l’IA plus rapidement à l’étranger qu’ici. Le passage au numérique n’est d’ailleurs pas complété avec brio, dans bien des cas. Voici de quoi pourrait avoir l’air l’avenir.

D’abord dans les sphères de la recherche et de l’analyse d’information: l’IA peut, non seulement suivre les buzz, mais contribuer à approfondir la couverture de l’actualité.

  • Les algorithmes rendraient les journalistes plus perspicaces en détectant pour eux les signaux faibles du Web relatifs à leur domaine de spécialisation. Prenons comme exemple, la Duke Université qui utilise l’algorithme ClaimBuster pour relire les scripts de CNN et débusquer toute déclaration susceptible d’être contre-vérifiée par un journaliste d’enquête.
  • Si ce n’est déjà fait, les rédactions pourraient aussi créer un moteur de suggestions qui recommande des articles provenant d’archives d’une salle de rédaction à un journaliste en train d’écrire, pour enrichir son article.

Dans la production de nouvelles, les journalistes de la BBC peuvent désormais obtenir le verbatim automatisé des interviews qu’ils ont réalisées (ndlr : le rêve de tout journaliste).

  • Certains médias vont jusqu’à produire du contenu automatisé, surtout pour la couverture des sports, des statistiques économiques ou des résultats boursiers. C’est le cas, par exemple, du L.A. Times et de la PC qui utilisent l’automatisation pour remplir des gabarits à partir de données connectées, selon Nicolas St-Germain.
  • Au Royaume-Uni, le projet RADAR diffuse de manière semi-automatisée environ 8 000 articles de presse régionalisés par mois. Six journalistes génèrent des gabarits avec des fragments de texte contrôlés par des règles présentant, çà et là, des scénarios (if …. then) que les données complètent pour régionaliser une nouvelle nationale. L’automatisation agit comme un assistant de production qui adapte le texte à différents endroits.
  • L’assurance qualité demande ensuite la collaboration de trois personnes : une qui lit l’échantillon de tous les articles produits, une qui retrace les affirmations jusqu’à leur source de données d’origine et une éditrice qui passe par la logique du modèle pour essayer de repérer les erreurs ou omissions. Comme quoi l’automatisation créerait aussi de nouveaux emplois dans le domaine!

Ajoutons que l’IA offre aussi de grandes possibilités dans la gestion de l’archivage des nouvelles, comme l’ont soulevé des participants lors du Challenge de JournalismAI 2020.

  • La collaboration entre Twipe et le média Ouest-France a permis d’accroître l’engagement de sa communauté en ligne. Des machines assistent l’équipe d’innovation pour faire le tri parmi 30 millions d’articles, afin de rediffuser les articles intemporels les plus pertinents de manière automatisée.
  • L’agence de presse mondiale Associated Press a introduit, il y a 4 ans, les techniques d’IA de vision par ordinateur pour archiver et étiqueter les milliers de photos d’actualité qu’elle traite chaque jour. Ce système coûteux d’apprentissage supervisé a créé une banque d’images monétisées et catégorisées par noms, par descriptif, par style de contenu avec une cote concernant la violence graphique.

Propulsé par le marketing, l’IA a beaucoup progressé dans certains pays pour assurer une diffusion optimale des contenus en ligne.

LES CRAINTES LIÉES À LA TECHNO

« L’abolition de postes d’éditeurs au profit de robots-journalistes – comme ce fut le cas pour tous les éditeurs chez MSN Québec et MSN UK News en 2020 – a refroidi un peu le domaine. C’est pour ces raisons que la mise en place des outils d’intelligence doit tenir compte de l’avis des journalistes durant la conception », affirme Nicolas St-Germain.

Quel rôle restera-t-il au journaliste après la révolution de l’IA qui s’annonce?

Citant Marconi, M. St-Germain souligne que, d’ici 5 ans, l’IA ne pourra pas faire plus de 12% de l’ensemble des tâches journalistiques. Il a confiance dans le fait qu’il y aura un déplacement de la main-d’œuvre vers des emplois de journaliste à forte valeur ajoutée.

Les emplois, les rôles et les tâches évolueront. Le travail humain sera mélangé à celui des algorithmes. Il faudra s’adapter aux capacités de l’IA et à ses limites. Les journalistes devront être formés pour concevoir, mettre à jour, peaufiner, valider, corriger, superviser et maintenir ces systèmes.

En contrepartie, certains journalistes pourront focaliser sur les communications plus complexes ou créatives. L’esprit critique et le jugement demeureront des atouts humains peu imitables par la machine, selon la majorité des experts en IA.

PAR OÙ COMMENCER ?

Bref, le travail journalistique ne fera pas exception à la révolution numérique enclenchée par l’intelligence artificielle. Alors, comment réussir ce virage et tirer profit des outils IA, tout en prenant garde aux enjeux éthiques dans son implantation?

« Il y a du rattrapage à faire, mais on peut faire des choses sans investir énormément. C’est là que la collaboration devient pertinente pour les petits médias », souligne Nicolas St-Germain. 

Pour remédier au manque de connaissance et d’expertise en IA, les chercheurs recommandent d’établir une meilleure collaboration en impliquant des start-up. Ils suggèrent aussi d’offrir un soutien financier pour mettre en place des projets d’IA dans les médias canadiens.

Nicolas St-Germain est d’avis que le Québec et le Canada auraient intérêt à suivre l’exemple de JournalismAI de la London School of Economics and Political Science (LSE’s) qui organise depuis 2020 un défi annuel de collaboration (Collab Challenges) sur des questions clés du journalisme, soutenu par Google.

« Il y a vraiment une disparité dans l’usage de l’IA dans les salles de rédaction au Québec et au Canada anglais. Je crois à plus de collaboration entre les médias et les universités de même qu’entre les médias eux-mêmes. Ça pourrait faire la différence au bout du compte. » Patrick White, directeur de cette recherche et professeur de journalisme à l’École des médias de l’UQAM.

DE LA PAROLE AUX ACTES

Mais l’appel à la solidarité trouvera-t-il un écho dans l’univers compétitif et la lutte aux exclusivités propres à cette industrie?

Précisons que 9 médias sur 13 ayant participé à l’étude de l’UQAM ont demandé l’anonymat. Or, c’est en partageant des idées, des projets et des données que l’IA se développe dans beaucoup d’industries notamment en aérospatiale, en éducation et en santé.

La recherche complète dont nous venons de parler brièvement figurera dans un ouvrage collectif portant sur le thème de l’IA, la culture et les médias en 2022. Il est dirigé par Colette Brin du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval et Véronique Guèvremont de la Chaire UNESCO sur la diversité des expressions culturelles

Peut-être faudrait-il aussi passer de la parole aux actes? S’il y a un consortium ou une chaire de recherche bilingue capables de catalyser les forces vives autour d’un chantier pour l’innovation dans les médias au pays, maintenant serait le bon moment de se manifester, car l’enjeu est de taille.

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