Les « robotruckers » menacent-ils vraiment le métier de camionneur?

Les « robotruckers » menacent-ils vraiment le métier de camionneur?

L’intelligence artificielle (IA) affectera-t-elle les emplois considérés comme demandant peu de compétences? On craint la disparition massive de postes, mais rien n’indique pour l’instant que celle-ci est sur le point de se produire. Pour répondre à la question, une conférence présentée le 11 novembre prochain examine le cas type de l’automatisation du travail des camionneurs.

En abordant les « Robotruckers » (les camionneurs robots), la conférencière Karen Levy, professeure des sciences de l’information à l’Université Cornell aux États-Unis, tentera de démontrer la complexité de ce type de problématique.

En effet, malgré les prophètes de malheur, un brouillard semble planer sur les conséquences qu’auront les algorithmes sur le travail des employés possédant peu de compétences.

« On parle beaucoup d’anticipations et de craintes, mais on en sait encore très peu sur ce que sera l’impact réel de l’IA sur ces industries, parce que le taux de pénétration demeure encore plutôt faible », souligne Dominic Martin, professeur d’éthique au Département d’Organisation et de ressources humaines à École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal.

LES IMPACTS POSSIBLES

Si on amalgame les employés possédant peu de compétences et ceux qui ont moins la capacité de défendre leurs droits dans la catégorie des travailleurs vulnérables, le flou persiste quant à l’avenir de ces emplois, selon le chercheur.

En somme, on s’attend à cinq effets possibles entraînés par ces technologies.

La première vision se veut optimiste : l’IA viendrait libérer les travailleurs des tâches laborieuses et aliénantes et leur offrirait de nouvelles opportunités plus intéressantes.

Par opposition, la deuxième est pessimiste : les travailleurs vulnérables seraient moins en mesure de s’adapter à la nouvelle réalité et se trouveraient sans emploi.

D’autres croient qu’une augmentation de la productivité causée par l’optimisation par l’IA créerait davantage d’emplois.

Ensuite, certains anticipent la disparition de la classe moyenne au fur et à mesure que l’automatisation des tâches plus complexes avancera.

Enfin, cette automatisation pourrait forcer l’intégration des technologies dans la vie quotidienne du travailleur, même au niveau physique. On pourrait penser à l’utilisation de capteurs de signes vitaux pour mesurer la performance de l’employé par exemple.

EFFETS AMPLIFICATEURS

Selon M. Martin, toutes ces théories demeurent hypothétiques, car il faut rassembler plus de données sur les effets concrets de l’IA avant de pouvoir se prononcer à ce sujet.

C’est ce que semble confirmer un rapport de la Commission de l’éthique en science et en technologie intitulé Les effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail et la justice sociale, auquel le professeur a participé.

On y souligne que « dans la plupart des cas, ces technologies permettront d’automatiser quelques tâches accomplies par une personne en emploi, modifiant ainsi le contenu de son emploi sans le lui faire perdre. Il pourrait néanmoins y avoir une perte d’emploi, mais rien ne laisse présager, pour l’instant, que l’IA entraînera à court terme une perte d’emploi massive, surtout si l’automatisation est principalement utilisée pour combler le manque de main-d’œuvre qui a cours dans certains domaines d’emploi. »

On s’attend plutôt à des « effets amplificateurs », c’est-à-dire que ces technologies amplifieront certains phénomènes propres au monde du travail actuel, dont ceux liés à l’économie du savoir et à la numérisation de l’économie.

« Plus spécifiquement, les travailleurs qualifiés peuvent plus aisément profiter des avantages du marché du travail (emplois bien rémunérés, conditions de travail intéressantes, bonification de la productivité au travail, etc.), alors que les travailleurs moins qualifiés sont contraints d’occuper des emplois qui sont à plusieurs égards – dont la rémunération et les conditions – moins intéressants », souligne-t-on dans le document.

SURVEILLÉS MÊME DANS LA CABINE?

Pour l’instant, le travail de camionneur semble a priori à l’abri de l’automatisation.

Les véhicules autonomes n’en sont qu’à leurs balbutiements, et le transport de marchandises est une part importante de l’économie québécoise.

Selon le Conseil du patronat du Québec, le camionnage représentait en 2015 1,2 % du PIB québécois avec un PIB de 4,6 milliards de dollars.

Pourtant des entreprises comme le canadien Geotab font leur entrée sur le marché de la gestion de flotte pour les poids lourds et les véhicules utilitaires légers.

Avec sa solution Truck, une plateforme cloud ouverte d’analyse de données, cette compagnie serait en mesure de visualiser les données des flottes de véhicules utilitaires et de poids lourds sur un même support.

« L’analyse des données de géolocalisation, des informations issues du chronotachygraphe et des données techniques des véhicules facilite la planification et le suivi des tournées, le respect de la réglementation sociale sur les temps d’activité des conducteurs, le poste carburant/énergie et les émissions polluantes et l’écoconduite », d’après un communiqué diffusé cette semaine par Geotab.

Même sans automatiser entièrement le métier, la surveillance par l’IA des camionneurs amène son lot de questions éthiques, d’après M. Martin.

« Les points positifs mis de l’avant sont sans doute l’optimisation et la sécurité des travailleurs, mais ça peut aussi mener à une forme de contrôle et une surveillance inédite jusqu’à ce jour sur les employés » -Dominic Martin, professeur d’éthique au Département d’Organisation et de ressources humaines à École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal

S’il n’en va pas de la perte du poste en tant que tel pour les camionneurs, on pourrait tout de même facilement concevoir comment de tels systèmes pourraient par exemple facilement enfreindre leur droit à la vie privée.

« La discrimination liée à la performance et le manque de transparence sont aussi des enjeux importants à examiner », souligne le chercheur.

Crédit photo: Pexels/Quintin Gellar