[ANALYSE] Comment le bouddhisme peut-il nous aider à programmer la compassion ?

[ANALYSE] Comment le bouddhisme peut-il nous aider à programmer la compassion ?

La compassion est une émotion essentielle à la survie de nos rapports avec les autres. Dans les relations de soins, cette dimension proprement humaine pourrait-elle être programmée chez les robots soignants ? 

La compassion nous pousse à partager les souffrances d’autrui à la fois grâce à une compréhension de la situation (empathie), mais aussi par le partage des peines vécues par autrui (sympathie).

L’empathie ou la compréhension altruiste de la situation n’est pas suffisante, elle doit être accompagnée d’un sentiment plus fort. Ainsi, faire en sorte qu’un robot imite les comportements humains ne suffit pas, « il faudra lui ajouter la faculté de générer des émotions en lien avec la situation donnée », soutient le bioéthicien James Hugues.

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LES 4 ASPECTS DE LA COMPASSION

Le chercheur Hugues suggère de revenir sur l’approche bouddhiste de la compassion pour en comprendre son fonctionnement et pour tenter d’en instrumentaliser le procédé, dans un chapitre de l’ouvrage collectif Robots Ethics.

Selon les théories du bouddhisme, la compassion est beaucoup plus que l’empathie. Elle se définit par quatre aspects :

  1. Maitrī : vœu désintéressé de bonheur pour soi et pour les autres qui s’exprime dans la méditation. Une attitude qui correspond à la bienveillance pour tous.
  2. Karuṇā : désir de venir en aide à autrui sans ressentir le sentiment de pitié.
  3. Muditā : expérience de la joie des autres sans en ressentir d’envie.
  4. Upekṣā: force d’esprit qui nous permet de contrôler nos émotions et de les stabiliser. Une attitude qui peut être appelée l’équanimité.

« Créer ces formes plus abstraites de compassion dans l’esprit des machines peut, en fait, être plus facile que de les cultiver chez l’être humain. » – James Hugues, sociologue et bioéthicien américain.

Bien qu’elles apportent beaucoup de clarté dans la compréhension de la compassion et qu’elles suggèrent la possibilité d’une certaine instrumentalisation, ces formes abstraites supposent l’existence d’un soi. Le chercheur Hugues soutient alors que « pour qu’il y ait compassion, il doit nécessairement y avoir une expérience de soi, afin d’ancrer les émotions. »

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Or l’expérience de soi est celle d’un soi illusoire pour les bouddhistes (qu’il s’agit bien de dépasser). Cette expérience et ce dépassement pourraient être transformés en procédures selon James Hugues. Il affirme alors que la psychologie bouddhiste pourrait bénéficier des recherches en neuroscience et inversement, afin de réussir à coder la compassion. 

Pour développer la compassion, les systèmes neuronaux artificiels devront imiter les neurones qui sont associés aux émotions de la compassion. Les esprits des machines apprendraient alors à développer les quatre aspects de la compassion.

Mais l’approche doit également se baser sur une théorie de la compassion. Celle proposée par le bouddhisme s’appliquerait relativement bien aux machines, selon James Hugues, « justement parce qu’elle invite à un dépassement de soi. » C’est une attitude non pas simplement altruiste, mais également capable de désintéressement de soi.

LES ROBOTS DE SOINS (CAREBOTS)

Les soins et les services aux aînés à domicile constituent un des volets majeurs du gouvernement canadien en recherche et développement. Les recherches ont pour but de mettre l’intelligence artificielle au service de nouvelles applications permettant d’accompagner les aînés.

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Il existe plusieurs niveaux d’accompagnement systématisé qui se font auprès des aînés. Ils se traduisent sous la forme de recommandations, de gestion et de contrôle des activités. Différents objets connectés peuvent signaler des anomalies, comme une montre (ou un collier), et rapporter les anomalies à un centre de service médical.

En présence de cette pléthore d’objets connectés, il semble difficile d’imaginer comment la compassion pourrait être intégrée aux systèmes. Plus encore, on voit mal comment les objets connectés pourraient posséder une connaissance de soi.

Comment pouvons-nous alors déterminer une marche à suivre ou des procédés qui seraient dotés de compassion ? Devrons-nous déterminer une certaine unité propre à tous ces systèmes intelligents (connectés à une personne), ou bien devrons-nous, plutôt, les considérer comme multiples ?

La clé de la réponse réside, semble-t-il, dans la relation, ou plus concrètement, dans les connexions elles-mêmes, plus que dans l’unité d’un système. Les objets connectés trouvent leur unité auprès de la personne connectée elle-même et se posent comme une extension artificielle de l’individu.

C’est à travers l’analyse de cette relation particulière, se développant progressivement entre les humains et les machines, que nous pourrons éventuellement intégrer la compassion-machine.

Une présence à domicile pour les aînés

Il est vrai que l’accompagnement idéal pour une personne âgée, souhaitant rester à son domicile, serait celui d’un aide-soignant à domicile. Or, les simples faits de prendre soin et d’être sociable sont identifiés comme étant des facultés proprement humaines et semblent, a priori, être peu adaptées à la technologie.

Le journaliste de Forbes, Rob Girling, s’interroge alors sur le type de connexions émotionnelles permises par les nouvelles technologies de soins. Les systèmes intelligents peuvent, d’une part, encourager les aînés à communiquer avec leurs proches et, d’autre part, offrir une connexion émotionnelle réelle avec l’aîné.

Le phoque Paro avec des aînés. Crédit photo: PARO Robots USA

Paro, un petit phoque blanc agissant comme compagnon artificiel, est très populaire au Japon, où le vieillissement de la population est une dure réalité. Selon le journaliste Julian Dreiman, le robot « diminue la solitude des personnes âgées et rend, de manière anecdotique, les personnes âgées plus calmes, bavardes et sociables ».

L’auteur note également que comparativement aux humains, « les robots de soins ne se fatiguent jamais ni ne sont frustrés et sont fiables et cohérents 24 heures sur 24 ».

« Pour les personnes âgées confrontées à des défis cognitifs, les robots de soins pourraient fournir un engagement continu et une stimulation mentale qui ralentissent le déclin cognitif. »

Rob Girling, Forbes

Actuellement, « les robots de soins pour les aînés ressemblent davantage à un assistant personnel intelligent domestique », précise Rob Girling. Concrètement, ils peuvent aider les gens à se connecter avec des membres de leur famille ou bien ils peuvent les soutenir dans leurs tâches quotidiennes.

 Se méfier des illusions

Aujourd’hui, il est possible d’utiliser des technologies à l’intérieur des compagnons artificiels, qui imitent les expressions humaines (deepfakes), mais cela suscite certaines inquiétudes.

Selon le journaliste Veljko Dubljević de NC State News, certains « patients sont amenés à croire qu’ils s’engagent dans une conversation avec une personne plutôt qu’avec un appareil ». Sans être ni trop optimiste, ni trop pessimiste par rapport à la situation, l’auteur est préoccupé par cette confusion possible chez les aînés.

Puisque les recherches sur les carebots battent leur plein au Japon, aux prises avec une population vieillissante, peut-on souhaiter que des préceptes bouddhistes y soient intégrés ? C’est une question féconde à laquelle nous pourrions réfléchir plus en détail.

En définitive, il faut se demander si les carebots devraient être mieux réglementés ou interdits. Il s’agira de définir leur part de responsabilité dans la relation homme-machine. Puis, leur statut moral devrait être établi pour permettre leur plein développement. En effet, nous pouvons bien reconnaître l’aspect bénéfique des carebots, qui devraient, semble-t-il, être adoptés par la société.

BIBLIOGRAPHIE

Dubljević, Veljko; Coin, Allen et Shipman, Matt. (2020). Tackling Ethics Concerns Regarding Use of ‘Carebots’ to Assist Older Adults. NC State University.

Girling, Rob. (2021). Can Care Robots Improve Quality Of Life As We Age? Forbes.

Hugues, James. (2014). Compassionate AI and Selfless Robots: A Buddhist Approach. Robots Ethics.

Mateescu, Alexandra et Eubanks, Virginia. (2021). ‘Care bots’ are on the rise and replacing human caregivers. The Guardian.

Muoio, Danielle. (2015). Japan is running out of people to take care of the elderly, so it’s making robots instead. Insider.