L’économie “ubérisée”, boostée par l’IA, accentue les inégalités entre les femmes et les hommes

L’économie “ubérisée”, boostée par l’IA, accentue les inégalités entre les femmes et les hommes

L’utilisation croissante de l’IA dans la nouvelle économie des plateformes numériques pourrait potentiellement améliorer l’égalité des sexes sur le marché du travail. C’est ce qu’affirme un rapport de l’EIGE, l’Institut européen pour l’Égalité des Genres, publié en janvier 2022. Mais on est loin de la coupe aux lèvres, car le document pointe également du doigt les dérives d’une économie « ubérisée » boostée par l’IA, préjudiciables aux travailleurs et surtout aux femmes.

« L’IA et le travail à la demande font partie de l’économie du futur, nous devons nous assurer qu’ils sont conçus et réglementés de manière à protéger les personnes », a indiqué Carlien Scheele, directrice de l’EIGE.

Pour élaborer ce rapport, l’EIGE a mené une enquête auprès de 4 932 travailleurs d’entreprises plateformisées, comme Uber ou Bolt, de 10 pays européens entre novembre et décembre 2020.

Cette étude démontre l’augmentation du nombre de femmes, jusque-là minoritaires, sur ces plateformes de commerce numérique ; la possible combinaison avec les tâches ménagères et les obligations familiales, ainsi que la pandémie de Covid-19 ont accéléré ce phénomène. La majorité des travailleurs sont jeunes (30 ans) et bien instruits, mais 5% seulement sont étudiants.

LES FEMMES PREMIÈRES VICTIMES DE L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE

Le rapport pointe du doigt les risques de déqualification et de précarité permanente. Plus des ¾ des travailleurs de plateformes ont un autre emploi, mais les femmes continuent d’assumer l’essentiel des tâches ménagères et de garde des enfants.

« Les femmes consacrent en moyenne environ 2,5 heures par semaine de plus que les hommes aux tâches ménagères et 3,5 heures de plus à la garde des enfants. »– Rapport de l’EIGE sur l’IA et les entreprises plateformisées

Les plateformes de commerce numériques emploient une plus grande proportion d’hommes (que dans l’économie traditionnelle) occupant des emplois habituellement attribués aux femmes (travaux ménagers, garde des enfants, saisie des données) ; le rapport met en garde contre une déqualification et une perte de compétences des femmes instruites, occupant un emploi inférieur à leur niveau d’éducation.

Les femmes deviennent ainsi les premières victimes de l’IA, qui automatise les tâches de professions à prédominance féminine.

Même si la flexibilité séduit les travailleurs au regard de leur emploi permanent et des obligations familiales, elle devient vite un inconvénient. L’imprévisibilité des heures de travail et des revenus, de même que le salaire faible, voire injuste, sont dénoncés par les répondants.

Si les femmes estiment être susceptibles d’être traitées injustement, en raison de leur âge et de leur sexe, les hommes nés à l’étranger sont discriminés de manière disproportionnée en raison de leur langue, accent, nationalité, couleur de leur peau, croyance religieuse ou encore orientation sexuelle, maladie ou invalidité.

Le rapport préconise « l’élaboration de politiques qui corrigent les inégalités entre les sexes dans l’écosystème de l’IA et le travail sur les plateformes ». 

travailleurs plateformes numériques

LES FEMMES LARGEMENT SOUS-REPRÉSENTÉES DANS L’IA

Autre préoccupation mise en exergue par le rapport de l’EIGE, la place des femmes parmi les professionnels de l’IA. Malgré une demande de talents grandissante, le document souligne « une importante disparité entre les sexes parmi les professionnels de l’IA, les hommes concevant, codant, construisant et programmant principalement les technologies de l’IA ».

Selon LinkedIn, « dans l’Union européenne et au Royaume-Uni, seules 16% des personnes qualifiées en IA sont des femmes ». Plus préoccupant encore, l’écart se creuse avec la durée de carrière : les femmes ayant plus de 10 ans d’expérience professionnelle dans l’IA représentent 12 % de tous les professionnels de l’IA, tandis que les femmes ayant 0 à 2 ans d’expérience représentent 20 % .

Des choix éducatifs stéréotypés, un environnement très masculin, le harcèlement sexuel et le manque d’accès des femmes au financement de formation expliquent cette sous-représentation féminine dans ce secteur.

C’est ainsi que les technologies d’intelligence artificielle reproduisent les préjugés sexistes et la discrimination dans leurs algorithmes.

« Un parti pris dans la conception signifie que le mode de fonctionnement par défaut des systèmes d’IA est discriminatoire, exclusif ou sexiste. » – Rapport de l’EIGE sur l’IA et les entreprises plateformisées

D’ailleurs, les technologies de reconnaissance faciale et vocale enregistrent des taux de précision inférieurs pour les femmes et les personnes de couleurs, comparativement aux hommes blancs.

De même, les données biaisées recueillies pour alimenter les technologies d’IA de gestion de la main-d’œuvre (embauche, attribution des tâches, évaluation de performance, promotion) risquent de perpétuer des pratiques d’embauche ou d’évaluation discriminatoires.

Le rapport met en cause la planification algorithmique des tâches dans des domaines à prédominance féminine. « La planification algorithmique exacerbe la tendance croissante à la planification ” juste à temps ” en permettant l’attribution d’équipes à court préavis, en aggravant l’incertitude du travail et des revenus et en augmentant le stress », dénonce le rapport.

« Aucun État membre [de l’Union européenne] n’a adopté de mesures spécifiques pour garantir l’égalité de traitement et prévenir la discrimination à l’encontre des travailleurs des plateformes, à l’exception de l’Espagne, qui a promulgué une nouvelle législation pour prévenir la discrimination par les algorithmes utilisés par les plateformes. » – Rapport de l’EIGE sur l’IA et les entreprises plateformisées

La directrice de l’EIGE, Carlien Scheele, considère que l’IA faisant de plus en plus partie de la vie quotidienne, il est temps de légiférer : « C’est une opportunité pour éliminer les stéréotypes séculaires, le sexisme et la discrimination du marché du travail, et de créer une réalité moderne qui réponde aux besoins des femmes et des hommes. »

À cet égard, la “loi sur l’intelligence artificielle” proposée par l’Union européenne en avril 2021, s’avère prometteuse puisqu’elle minimise le risque de biais et de discrimination dans l’IA.

Crédit photo : Photo de MART PRODUCTION provenant de Pexels