[ÉDITORIAL] : Agtech, la colère est dans le champ

[ÉDITORIAL] : Agtech, la colère est dans le champ

L’émission C+Clair du 30 septembre dernier consacrée à la thématique de l’Agtech, les outils technologiques pour améliorer le quotidien des agriculteurs, a donné lieu à un face-à-face tendu entre un représentant d’un syndicat agricole présent dans le public et les invités du secteur des technologies venus présenter leurs solutions. Une séquence révélatrice du fossé qui sépare les tenants d’une vision traditionaliste du monde agricole et les tenants d’une technicisation du secteur. Un écart qui n’est pas loin de la rupture franche et brutale.  

C’est une séquence qui a créé un malaise sur le plateau de notre émission-débat mensuelle C+Clair. La scène se trouve dans l’extrait vidéo qui circule sur les réseaux sociaux : alors qu’on atteint la moitié du temps consacré aux discussions, un jeune agriculteur assis au sein du public s’en prend littéralement aux invités et aux technologies appliquées à l’agriculture.

Il va alors invectiver pendant quelques minutes les représentants du milieu de la recherche et de l’innovation venus présenter leurs solutions en leur posant notamment la question suivante : « est-ce que vous ne vous rendez pas compte que vous nuisez à l’agriculture? ».

Les voeux pieux et la réalité

Ce jeune agriculteur, exploitant en Gaspésie (il nous confiera par après qu’il avait fait tout le chemin jusqu’à Montréal pour venir assister à l’émission), exprimait tout haut ce que certes son syndicat, l’Union paysanne, exprime elle-même déjà suffisamment haut et fort mais aussi ce qu’une masse silencieuse d’usagers du secteur pensent sans doute tout bas.

« Financer les entreprises québécoises pour proposer des technologies agricoles innovantes c’est bien, aider les agriculteurs à pouvoir les utiliser dans leurs fermes, c’est mieux. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience IA

L’intrusion de la technologie dans le milieu agricole est encore vue pour beaucoup comme un suppôt du diable (le capitalisme féroce), comme un outil inutile (on ne remplacera jamais la nature) ou bien comme un facteur supplémentaire d’endettement. Il n’y a pas que du faux là-dedans. Cependant, réduire le progrès technologique à ces seules avenues, c’est aussi oublier que la souffrance des agriculteurs aujourd’hui appelle plus que de belles incantations au fameux « C’était mieux avant ».

Un certain président français avait à ce titre lancé à la cantonade un « je ne suis pas pour la culture Amish », et nous ne pouvons totalement lui donner tort. Les immenses défis auxquels font face aujourd’hui les exploitants agricoles, qu’il s’agisse de la pénibilité du travail, de l’absence de main-d’œuvre, de la pression des consommateurs ou bien encore des impacts des changements climatiques appellent des ressources et des outils de grande ampleur.

L’agtech plutôt que l’agtoc

C’est l’image de la technologie comme bibitte, gadget ou nanane qu’il convient de briser. Et c’est un sacerdoce que de combattre certaines idées reçues aussi indécrottables que la glaise qui colle aux semelles des faiseurs d’opinion. La lourde litanie des solutions new age prônant un retour à la (vraie) nature et au made in bio fait aujourd’hui probablement bien plus de mal à l’agriculture que les solutions technologiques proposées.

« (…) la souffrance des agriculteurs aujourd’hui appelle plus que de belles incantations au fameux “C’était mieux avant“. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience IA

Même les militants d’Equiterre, qu’on ne peut taxer de capitalistes sournois, reconnaissent qu’on en fait trop pour le bio et pas assez pour les fermes qui adoptent un modèle durable. Une fois passé la ferme bobio, est-il possible d’imaginer un modèle agricole québécois en mesure de nourrir sa population?

Car, oui, la technologie peut être source de bienfaits quand elle vise à remplacer les bras qui manquent dans les fermes. Oui, elle est source de progrès social, quand elle permet aux exploitants de pouvoir conjuguer l’effort de rendement à une vie de famille plus digne et plus décente. Oui, elle est une alliée de la nature quand elle permet de mieux traiter les sols et les bêtes.

Soutenir l’accès aux technologies

Il reste que dans cette grappe d’idées reçues à combattre, il reste un raisin de la colère à ne surtout pas négliger. L’endettement des agriculteurs est un fléau réel et dévastateur. Car oui, toutes ces solutions technologiques sont des investissements lourds et elles ont un coût.

S’il faut être juste et reconnaître que notre province est généreuse dans son effort financier pour soutenir l’innovation technologique, comme le rappelait sur le plateau de l’émission notre Innovateur en chef, Luc Sirois, il faut aussi rappeler que les utilisateurs ont besoin d’un sérieux coup de pouce pour investir dans toutes ces belles innovations.

« C’est l’image de la technologie comme bibitte, gadget ou nanane qu’il convient de briser. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience IA

Autant il faut saluer le très récent appel de projets d’innovation pour appuyer le développement des agritechnologies du ministère de l’Économie et de l’Innovation, en collaboration avec le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation et Investissement Québec, avec une enveloppe de 8 millions de dollars en dotation, autant il va être nécessaire également de penser à des incitatifs financiers conséquents et suffisamment attractifs pour que le monde agricole puisse les adopter.

Financer les entreprises québécoises pour proposer des technologies agricoles innovantes c’est bien, aider les agriculteurs à pouvoir les utiliser dans leurs fermes, c’est mieux. Or, on sait que ce n’est pas forcément par manque de volonté que les exploitations ne se modernisent pas, mais bien par manque de moyens.

Une vision collective à repenser

Il faut entendre la colère gronder. Et savoir y répondre. La grande réflexion qu’il nous faudrait amorcer entre l’écosystème de l’innovation et le monde agricole devrait viser en priorité une meilleure intégration des solutions technologiques par les utilisateurs, autrement dit par les agriculteurs. Cette réflexion doit passer par une refonte de notre modèle de financement.

« (…) les utilisateurs ont besoin d’un sérieux coup de pouce pour investir dans toutes ces belles innovations. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience IA

A l’image de l’initiative portée par le CRIM et dévoilée la semaine dernière, NUMERIA, qui vise à propulser l’IA dans les PME du Québec, il serait nécessaire de penser un parcours d’accompagnement des solutions technologiques jusque dans les fermes du Québec. Il faut en premier lieu aider financièrement nos agriculteurs pour ce faire.

Il en va d’un modèle vertueux qui permettrait non seulement de créer des champions de l’agritechnologie, mais aussi et surtout d’offrir au plus grand nombre d’utilisateurs la possibilité de mettre en pratique l’innovation sur le terrain.

A défaut, nous continuerons de constater et de voir grandir ce choc des cultures entre deux mondes, celui des labos et celui des champs. Deux mondes qui finiront pas ne plus se comprendre alors même qu’ils poursuivent le même but : permettre de mieux nourrir les populations et mieux exploiter nos terres.

Entendons la colère qui gronde.

Philippe Régnoux
Directeur de publication, CScience IA
p.regnoux@galamedia.ca

Crédits photo image en Une : GALA MEDIA