[ÉDITORIAL] : Recherche talent(s) technologique(s) désespérément

[ÉDITORIAL] : Recherche talent(s) technologique(s) désespérément

La pénurie de travailleurs qualifiés qui touche le secteur des technologies au Canada est un défi de taille depuis plusieurs années. De nombreuses voix en appellent à une accélération de la formation professionnelle pour répondre à la crise. Une étude mondiale dévoilée cette semaine par la firme AWS vient démontrer les avantages économiques d’une main-d’oeuvre canadienne qualifiée en technologie. Mais ce virage peut-il s’opérer à n’importe quel prix ?

Le constat démographique est sans appel : le vieillissement de la population impacte déjà de nombreux secteurs industriels et la tendance, déjà lourde dans certains métiers, n’est pas près de se retourner dans les prochaines années.

Le secteur des technologies, qui fait figure de salut dans un contexte de défis grandissants, n’est pas épargné par le manque de talents.

Le constat d’un manque

Une étude dévoilée cette semaine par la firme d’analyse Gallup et par Amazon Web Services (AWS), et qui se nomme AWS Global Digital Skills Study, vient rappeler que 67 % des entreprises canadiennes éprouvent des difficultés à embaucher les travailleurs numériques dont elles ont besoin, et que 45 % d’entre elles affirment que cela est dû à une pénurie de candidats qualifiés.  

« (…) la numérisation du travail, si elle peut justifier une réalité d’affaires pour l’entreprise, n’apparaîtra comme viable pour les employés que si elle s’établit dans un cadre social acceptable et épanouissant. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

La firme Gallup a ainsi interrogé un peu plus de 30 000 travailleurs ayant accès à Internet au Canada et dans 18 autres grands pays, représentant 67 % de la valeur totale ajoutée à l’économie mondiale par les emplois nécessitant des compétences numériques avancées. Plus de 13 000 responsables de recrutement ont également été sollicités pour répondre à ce coup de sonde.

Il en ressort que près de 50 % des travailleurs canadiens ne seraient pas confiants dans le fait de pouvoir suivre le rythme du développement des compétences numériques dont ils auront besoin pour travailler dans leur domaine.

Or, les avantages économiques qu’apportent les compétences numériques aux entreprises seraient nombreux, à en croire les auteurs du rapport. On y vante ainsi l’augmentation du PIB, de meilleurs salaires, la sécurité d’emploi et la satisfaction au travail.

Un portrait idyllique qui ne vient cependant pas sans quelques réserves.

Les risques d’une numérisation à marche forcée

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L’isolement des travailleurs en technologie est une réalité à prendre en compte. / Crédit Photo : Simon Abrams

Deux éléments viennent nuancer ce constat : d’une, la formation des travailleurs aux nouvelles technologies a un coût et prend du temps, et de deux, la numérisation du travail, si elle peut justifier une réalité d’affaires pour l’entreprise, n’apparaîtra comme viable pour les employés que si elle s’établit dans un cadre social acceptable et épanouissant.

La grande démission, ou phénomène de “démission silencieuse” (quiet quitting), qui a pris de l’ampleur aux Etats-Unis ces derniers mois avec plusieurs centaines de milliers d’employés qui ont quitté le marché du travail traditionnel, est révélateur d’une fatigue collective qu’on ne peut justement plus passer sous silence.

« On doit démontrer que ces métiers contribuent à solutionner collectivement les grands défis de l’heure. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

Ceux et celles qui vantent aujourd’hui la numérisation du travail pour permettre une meilleure conciliation travail-famille, en somme la garantie de plus de liberté, doivent aussi reconnaître que cette liberté a un prix. Celui de la précarité. Le risque d’une ubérisation du marché du travail, et son corollaire, la porosité plus grande entre vie privée et vie professionnelle et l’incertitude permanente, ne sont pas à négliger.

Des phénomènes qui traduisent un délitement du lien social entourant les conditions de travail dans les entreprises avec l’irruption du numérique. Pas de quoi faire rêver la masse des employés susceptibles de se former aux nouvelles technologies. Avec la numérisation, certains experts évoquent même ouvertement le risque d’isolement des employés et un sentiment profond de déshumanisation de l’entreprise. Des facteurs qui ne contribueront ni à l’attractivité de ces nouveaux métiers pas plus qu’à l’efficacité économique tant vantée.

Et cela sans compter les risques de cyberattaque et de cyberdépendance qui guettent la numérisation grandissante des entreprises et des emplois, comme le souligne dans sa dernière chronique le solutionneur René-Sylvain Bédard dans nos colonnes.

Donner du sens au progrès technologique

Face à ces risques multiples, ces divers défis, il est essentiel de privilégier des solutions qui réinventent et promeuvent une vision collective de l’entreprise et du travail. Le lien social est seul véritable moteur du progrès.

« Ceux et celles qui vantent aujourd’hui la numérisation du travail pour permettre une meilleure conciliation travail-famille, en somme la garantie de plus de liberté, doivent aussi reconnaître que cette liberté a un prix. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

Si l’on veut attirer les jeunes générations vers ces métiers, il faudra avant tout leur donner un sens qui doit dépasser de loin la seule attractivité salariale ou le simple confort individuel. On doit démontrer que ces métiers contribuent à solutionner collectivement les grands défis de l’heure.

Ne négligeons pas non plus la reconversion des travailleurs seniors âgés entre 60 et 69 ans qui, selon une étude dévoilée ce jeudi par l’Institut du Québec (IdQ), sont à peine encore 39 % en activité sur le marché du travail au Québec, alors que ce taux dépasse 46 % en Ontario et plus de 51 % dans des pays comme la Norvège ou la Suède. La technologie s’apprend à tout âge.

Enfin, et cela n’est pas la moindre des pistes de solutions pour pallier le manque de main-d’oeuvre qualifiée dans le secteur des technologies, il faudra multiplier les efforts d’échanges de talents avec les pays francophones qui regorgent de travailleurs riches en potentiels et assoiffés de reconnaissance.

L’avenir est là, si on accepte de passer d’un discours prônant le solipsisme de la technologie à celui privilégiant une vision collective du progrès.

 

Philippe Régnoux
Directeur de publication, CScience
p.regnoux@galamedia.ca

Crédits photo image en Une : Getty Images