[ÉDITORIAL] : La Francophonie scientifique : dernier rempart contre la vague de l’ignorance ?

[ÉDITORIAL] : La Francophonie scientifique : dernier rempart contre la vague de l’ignorance ?

Le Réseau francophone international en conseil scientifique (RFICS) a été lancé le 3 novembre dernier à Montréal, sous l’initiative conjointe des Fonds de recherche du Québec, du Réseau international des scientifiques en chef et conseillers scientifiques (INGSA), et d’autres opérateurs locaux en Europe et en Afrique. Une nouvelle organisation qui cherche à rapprocher les scientifiques des décideurs politiques au sein de la Francophonie, à l’heure où la défiance grandissante vis-à-vis de la science et des chercheurs pose un réel enjeu de démocratie. 

Ce sont plus d’une vingtaine de pays qui étaient représentés au Palais des congrès de Montréal le 3 novembre dernier. Des délégataires venus des quatre coins de la Francophonie pour assister à la naissance officielle de ce nouveau réseau ainsi qu’à une série de conférences conclues par un grand dîner organisé par le CORIM.

Il faut dire que ce nouveau dispositif était attendu depuis plusieurs mois par le milieu académique francophone. Une initiative portée par le Scientifique en chef du Québec et président de l’INGSA depuis juillet 2021, Rémi Quirion. Un nouvel organisme qui aura son siège au Québec, à l’Université Laval, disposera d’antennes en Europe et en Afrique, et sera présidé par le chercheur Mathieu Ouimet, qui mène depuis plus de 18 ans des travaux de recherche sur l’utilisation des conseils scientifiques par les gouvernements.

Il y a le feu à la maison Science. Rémi Quirion l’a dit sans ambages : il « fonde beaucoup d’espoir dans ce réseau ». Espoir face à la montée de la défiance, de la désinformation, voire de la haine des scientifiques dans une proportion grandissante de cercles complotistes ou de la part de certains dirigeants politiques en Europe ou en Amérique du Nord.

Pour une démocratie éclairée en français

Un sentiment d’urgence qui explique sans doute le fait que cinq instituts universitaires ont développé d’un commun accord et en à peine six mois un seul projet pour porter ce réseau. Quand on connaît la culture de chapelle des universités, c’est un effort plus que significatif.

Car c’est à une lutte que doivent s’appliquer désormais les représentants du milieu académique. Une lutte de chaque jour contre la désinformation et la polarisation des opinions qui se manifeste en particulier sur les réseaux sociaux. Un phénomène qui potentiellement peut faire vaciller la démocratie dans les pays concernés, car les décisions publiques par nature, et qui plus est celles ayant vocation à être éclairées et justes, doivent être basées sur des données probantes et non sur des théories fumantes ou vacillantes.

« Si le temps du politique n’est pas celui du scientifique, la posture du politique, qui attend des solutions rapides, efficaces et simples, n’est résolument pas celle de la science qui sert la vérité et, par définition, doit composer avec l’incertitude et le doute. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

En ce sens, le nouveau conseil scientifique vise à faciliter l’action des parlementaires des pays francophones pour leur permettre d’élaborer de bonnes politiques publiques. Car, si l’on compte beaucoup de travaux de recherche scientifiques publiés en langue anglaise à l’appui des décisions politiques, Mathieu Ouimet déplore que cela ne soit  « pas suffisant en français ».

Inscrire la décision politique dans la durée

A l’appui d’un tel constat, et dans la foulée de la Semaine mondiale de la francophonie scientifique (SMFS) qui s’est tenue à la fin du mois dernier au Caire et qui a notamment abouti à l’adoption d’un Manifeste pour une diplomatie scientifique francophone signé par les ministres de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de quarante Etats, l’heure est à la « mise en place d’une gouvernance coopérative de la science dans l’espace francophone », pour reprendre les termes de Slim Khalbous, recteur de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF).

« Quand on communique une dissonance entre scientifiques, on crée un impact négatif. » – Mathieu Ouimet, Président du RFICS

Une gouvernance qui aura pour tâche principale de dépasser le court-termisme électoral. Handicap majeur quand on sait que le temps du politique n’est pas celui de la science. Max Weber mettait déjà en exergue cette dichotomie dans son célèbre essai “Le Savant et le Politique” au début du XXème siècle. La question est d’autant plus d’actualité à l’heure de l’accélération de la prise de décision.

Le renforcement de l’accès au conseil scientifique des gouvernements doit donc s’établir dans une perspective qui s’inscrit sur le long-terme. Les phénomènes d’ampleur auxquels nous assistons présentement, qu’il s’agisse de climat, de démographie, ou bien encore de santé, vont avoir des impacts et des conséquences sur plusieurs décennies, sur plusieurs générations.

Promouvoir la méthode scientifique

Problématique de temps et problématique de posture : où placer le curseur entre conseil scientifique et conseil politique ? Face à la défiance, comment garantir que le conseil scientifique soit le plus indépendant possible des agendas politiques ? C’est à ce niveau que se jouera la solidité de la démarche ainsi que sa pérennité aux yeux des populations concernées.

Si le temps du politique n’est pas celui du scientifique, la posture du politique, qui attend des solutions rapides, efficaces et simples, n’est résolument pas celle de la science qui sert la vérité et, par définition, doit composer avec l’incertitude et le doute. Bref, communiquer de l’incertitude aux politiques sans les froisser, là est la quadrature du cercle. « Quand on communique une dissonance entre scientifiques, on crée un impact négatif », met ainsi en garde Mathieu Ouimet.

« Le renforcement de l’accès au conseil scientifique des gouvernements doit (…) s’établir dans une perspective qui s’inscrive sur le long-terme. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

La question n’est donc plus seulement de bien communiquer les résultats scientifiques et de les rendre accessibles, mais aussi et surtout de communiquer sur la méthode scientifique. Une démarche d’autant plus importante quand on sait que la qualité des résultats scientifiques n’est pas toujours au rendez-vous. Mathieu Ouimet s’est fait fort de rappeler que, selon certaines études, sur l’ensemble des publications scientifiques produites chaque année, au final seulement 5 % d’entre elles seraient parfaitement probantes sur le plan de la démarche scientifique. Un chiffre qui laisse pantois.

Former des talents francophones

Pour répondre à ces différents enjeux, le RFICS aura besoin d’identifier et de mobiliser tous les acteurs du conseil scientifique présents dans les pays membres du Réseau. Un grand défi, qui prendra du temps. Mais un travail rendu d’autant plus nécessaire face aux menaces grandissantes qui pèsent sur nos démocraties.

Il ne faudra pas non plus négliger d’accorder du temps, des moyens et des ressources à la formation de celles et ceux qui relaient le travail des chercheurs et des conseillers scientifiques en langue française. Je veux évidemment parler des journalistes scientifiques francophones qui sont de moins en moins nombreux et gagneraient grandement à bénéficier d’un cadre de référence méthodologique plus balisé.

Il en va de la santé de nos sociétés. Il faut soutenir les soldats du savoir sur le terrain. Ainsi l’initiative du RFICS est ô combien louable, rempart contre l’ignorance, la médiocrité érigée en totem, le cynisme et le désabusement. Ne négligeons pas la vague de l’ignorance. Non contenue : elle submerge et détruit.

 

Philippe Régnoux
Directeur de publication, CScience
p.regnoux@galamedia.ca

Crédits photo image en Une : CScience Média