[ÉDITORIAL] : Le Québec Inc veut-il réellement de l’IA québécoise ?

[ÉDITORIAL] : Le Québec Inc veut-il réellement de l’IA québécoise ?

Une centaine de membres de l’écosystème de l’Intelligence artificielle montréalais se sont réunis cette semaine à l’agora de Mila, à l’invitation du Conseil de l’Innovation du Québec, pour réfléchir aux possibilités d’accélérer l’adoption de l’IA dans les entreprises québécoises. L’objectif affiché de 10% d’adoption dans les organisations d’ici 2027 est encore loin d’être gagné alors que le monde entrepreneurial tarde encore à passer de l’intention à l’acte.  

Nous voulons créer la Nation IA“, c’est avec ce cri de ralliement que l’Innovateur en Chef du Québec, Luc Sirois, a accueilli la centaine d’acteurs de l’écosystème de l’intelligence artificielle montréalais réuni au petit matin du 15 février dans les locaux de Mila.

Accompagné pour l’occasion de Sarah Gagnon-Turcotte, la toute nouvelle directrice de l’Innovation et de l’adoption de l’IA au Conseil de l’Innovation du Québec (CIQ), Luc Sirois en a profité pour dévoiler, quelques jours après l’annonce du transfert des activités de Forum IA Québec au CIQ, le lancement d’une nouvelle cellule de réflexion qui se présente comme le Groupe de concertation stratégique de l’IA.

Remotiver les troupes

Ce Groupe de concertation stratégique de l’IA, qui rassemble 24 personnalités de l’écosystème au Québec, a tout un défi à relever : réussir à atteindre l’un des objectifs fixés par la Stratégie québécoise de recherche et d’investissement en innovation 2022-2027, qui vise rien de moins que de faire passer l’adoption de l’IA en entreprises de 6 à 10 % d’ici 2027.

Une adoption qui, selon les initiateurs de ce nouveau cercle de réflexion, aurait des retombées positives très concrètes pour la société civile : 4500 vies sauvées, une hausse de productivité de 6 à 12% dans les entreprises, ou bien encore 15% d’heures de travail réduites.

« L’adoption de l’IA passe avant tout par gérer de l’humain. L’enjeu est de créer des alliances dans l’entreprise. Et il faut quelqu’un qui croit en la cause. » – Louis Rompré, Directeur IA, Cascades

Des visées encourageantes qui se heurtent à une réalité moins reluisante : sur les 12 recommandations fixées par la Stratégie québécoise de l’IA en 2018, seul le pôle de recherche académique a tenu toutes ses promesses cinq ans après. Le développement et l’adoption de solutions d’IA sont, pour leur part, à la traîne.

Un constat d’autant plus désolant que certaines innovations géniales qui sortent de nos centres de recherche ne sont pas transformées en application concrètes par des entreprises québécoises, c’est l’argent du contribuable qui part alors en fumée. Il faut donc remotiver les troupes, certes, mais il faut aussi drastiquement et urgemment repenser l’approche de développement.

Transformer la culture de l’écosystème

C’est ce à quoi va s’atteler le nouveau Groupe de concertation stratégique de l’IA. On regrette cependant que parmi les 24 acteurs sélectionnés, tout aussi pertinents soient-ils, on ne trouve aucun représentant extérieur à l’écosystème de l’innovation. On se serait attendu à ce que ce « Forum IA 2.0 », pour reprendre les propres termes de notre Innovateur en chef, soit l’occasion de sortir l’IA de l’écosystème et de le confronter à la réalité et à l’avis de ceux et celles à qui il est destiné.

Pourquoi ne pas avoir invité à siéger le Conseil du patronat, les syndicats de travailleurs, les comités sectoriels des principales industries ou bien encore le regroupement des chambres de commerce ? Cela aurait pu envoyer un signal fort à la communauté des affaires et à effacer une bonne fois pour toute cette culture de l’entre-soi qui colle tant (trop) à l’écosystème de l’IA montréalais. Une réalité qui reste possiblement l’un des freins à l’accélération de l’adoption de la technologie en entreprises.

Les efforts admirables que fait notre Innovateur en chef à sillonner depuis l’automne dernier le Québec des régions pour entrer en contact avec les PME, les industriels sont un exemple à suivre pour notre écosystème. Une démarche d’ouverture qui doit impérativement guider la logique de déploiement et de développement de l’IA au Québec. Il faut sortir de l’écosystème pour aller se confronter au monde réel.

« (…) certaines innovations géniales qui sortent de nos centres de recherche ne sont pas transformées en application concrètes par des entreprises québécoises, c’est l’argent du contribuable qui part alors en fumée. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

Aussi, entendre Yoshua Bengio vanter notre écosystème comme une « arme secrète » qui serait caractérisée par une « petit gang de québécois motivés » qui cultivent une approche collective distinctive, reste un discours à double-tranchant. Oui, être tissé serré est une force, mais l’arme secrète risque de se retourner contre nous si cet état de fait est considéré comme une fin en soi.

Et à défaut de « se péter les bretelles avec ça », pour reprendre les propres termes du directeur scientifique de Mila, on risque fort aussi de finir par péter la balloune.

Valoriser le Québec Inc innovant

Il faudra donc transformer le positionnement de notre écosystème en misant sur des champions qui ne sont pas forcément issus du sérail. Mettre l’emphase sur des exemples concrets de réussites d’intégration de technologies innovantes dans les produits ou les services des entreprises dites traditionnelles au Québec. Autant d’attention portée sur les scale-ups que sur les startups.

Il nous faut des exemples. Il nous faut des modèles de réussite. Elle est là notre « Nation IA » connectée aux aspirations du Québec Inc.

« (…) si l’écosystème de l’IA doit indiscutablement revoir sa logique d’ouverture au monde entrepreneurial, le Québec Inc doit aussi considérer le trésor sur lequel il est assis, et les champions de l’innovation qu’il côtoie. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

Le gouvernement québécois doit ainsi être le premier à montrer l’exemple. Dans ses achats visant à stimuler l’innovation des entreprises d’ici. Les ministères doivent encourager et récompenser les entreprises québécoises qui ont fait l’effort d’investir dans les technologies.

Car ce Québec Inc innovant qui intègre l’IA fait un effort. A l’image de l’entreprise Keatex, spécialisée dans le traitement du langage, et qui exprime sa frustration en ces termes : face à une compétition massive, “il faut en permanence démontrer que nos solutions sont meilleures que les autres”, comme le souligne sa fondatrice et PDG, Narjes Boufaden.

Un effort qui demande de gros moyens financiers pour faire la preuve de valeur, et ce face à des entreprises pour une grande part américaines “qui disposent de moyens cent fois supérieurs aux nôtres”. Des solutions étrangères qui, même si elles sont plus chères que celles offertes par les entreprises québécoises, sont tout de même achetées en priorité par les quelques clients potentiels canadiens.

Le voyez-vous, le malaise ?

Contrer la résistance au changement

Dire qu’il y a toute une mentalité à changer dans le Québec Inc est un doux euphémisme. Et si l’écosystème de l’IA doit indiscutablement revoir sa logique d’ouverture au monde entrepreneurial, le Québec Inc doit aussi considérer le trésor sur lequel il est assis, et les champions de l’innovation qu’il côtoie.

« Les ministères doivent encourager et récompenser les entreprises québécoises qui ont fait l’effort d’investir dans les technologies.. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

Une révolution des esprits qui se jouera au coeur des entreprises elles-mêmes. Louis Rompré, Directeur IA, chez Cascades, en a fait l’admirable démonstration lors de l’événement du 15 février dernier. Selon lui, « l’adoption de l’IA passe avant tout par gérer de l’humain. L’enjeu est de créer des alliances dans l’entreprise. Et il faut quelqu’un qui croit en la cause. »

Alors qu’il donnait de multiples exemples d’optimisation rendue possible grâce à l’IA dans cette entreprise phare de l’économie circulaire québécoise, notamment en transport et en gestion des stocks, Louis Rompré a surtout mis l’accent sur le facteur humain dans l’entreprise pour expliquer l’adoption réussie de la technologie. « Opérationnaliser la technologie, ça prend de la bonne volonté pour collaborer. Sinon, c’est un obstacle majeur pour implanter la technologie. »

« Digitaliser l’expertise » est donc une chose, mais l’essentiel est de transformer la culture d’entreprise pour intégrer le changement organisationnel induit par l’arrivée des technologies. « Il a fallu allier les objectifs d’innovation avec les autres objectifs dans l’entreprise, tels que la sécurité et le développement durable, chez Cascades », comme en a témoigné Louis Rompré.

Le fait d’avoir un objectif commun partagé par toutes les strates de l’entreprises pour justifier l’usage des technologies reste un moteur d’adoption de l’IA.

Le défi numéro un des entreprises conceptrices, reste donc de gagner en maturité numérique et d’asseoir la culture de l’innovation à l’interne, mais aussi de contrer la résistance au changement. Car l’IA continue à faire peur. Et le risque d’un repli sur soi de l’écosystème ne ferait que renforcer ce sentiment irrationnel.

Alors, oui, à la Nation IA !  Mais brisons les murs !

Philippe Régnoux
Directeur de publication, CScience
p.regnoux@galamedia.ca

Crédits photo image en Une : CScience Média