CRISPR-Cas9, la tentation de l’eugénisme repoussée par la communauté scientifique

CRISPR-Cas9, la tentation de l’eugénisme repoussée par la communauté scientifique

Le ciseau moléculaire CRISPR-Cas9, mis au point par Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna il y a 10 ans, ouvre des perspectives en thérapie cellulaire, médecine génétique ou agriculture génétiquement modifiée. Prix Nobel de chimie en 2020 pour cette découverte, Emmanuelle Charpentier met toutefois en garde contre une utilisation inappropriée ou malveillante de cet outil très simple et milite pour une régulation éthique de la biochimie génétique.

Invitée du Cœur des Sciences de l’UQAM le 28 mars dernier, la scientifique française, directrice de l’unité de recherche Max-Planck pour la science des pathogènes à Berlin, a expliqué toutes les applications possibles du ciseau moléculaire qui a révolutionné le génie génétique dès 2013. Le ciseau Crispr-Cas9 permet, avec une précision inédite, de découper, de corriger, remplacer, ajouter ou supprimer des petits morceaux de l’ADN humain, animal ou végétal.

Mme Charpentier se réjouit des nombreuses applications possibles dont certaines sont déjà en œuvre : construire des modèles pour reproduire une maladie et tester des médicaments, réparer des mutations de gênes dans le cas de maladie génétique, développer l’immunothérapie pour lutter contre les cancers, produire des plantes génétiquement mais naturellement modifiée (comme si la plante avait muté naturellement sans introduction d’ADN étranger), transplanter des organes modifiés, … mais aussi produire des vaccins à ARN contre la Covid-19.

« La biologie est excessivement fascinante en ce moment. »

– Emmanuelle Charpentier, directrice de l’unité de recherche Max-Planck pour la science des pathogènes à Berlin

« La biologie est excessivement fascinante en ce moment », de remarquer Mme Charpentier. Elle cite le cas de patients souffrant de maladie héréditaire du sang, l’hémoglobinopathie, causée par une mutation dans un gène d’un composant clef de l’hémoglobine, actuellement soignés grâce à Crispr-Cas9.

La médecine génétique est prometteuse; actuellement 10 000 maladies répertoriées sont causées par des mutations de gène. Crispr-Cas9 pourrait être utilisé pour réparer les défauts génétiques à l’origine de ces maladies.

DES BÉBÉS SUR MESURE ?

Mais elle met vite en garde contre les dangers d’une utilisation malveillante de cet outil. « Tous les laboratoires travaillent avec une régulation éthique », rassure-t-elle. La scientifique explique que de nombreux pays, comme l’Allemagne ou elle travaille, exigent la justification des recherches et des modifications sur les gènes et l’obtention d’une autorisation.

Selon elle la technologie n’est pas à blâmer : « Le danger de la technologie n’est pas la technologie en soi mais ce qu’on veut faire avec la technologie. »

« On doit utiliser Crispr-Cas9 pour soigner des maladies, pas pour transformer l’être humain. »

– Emmanuelle Charpentier, directrice de l’unité de recherche Max-Planck pour la science des pathogènes à Berlin

Face aux changements climatiques par exemple, Emmanuelle Charpentier estime que la modification du génome des plantes va permettre de faire pousser des fruits et légumes dans des conditions difficiles. « C’est une technologie très propre », ajoute-t-elle.

Elle s’interroge pourtant sur la tentation de « transformisme humain » qui pourrait attirer certains scientifiques mal encadrés ou apprentis sorciers malveillants. « On doit utiliser Crispr-Cas9 pour soigner des maladies, pas pour transformer l’être humain », soutient-elle.

En effet, en 2018, un scientifique chinois, He Jiankui, a franchi le Rubicon en modifiant, grâce au ciseau Crispr-Cas9, l’ADN de deux embryons pour les rendre invulnérables au virus du Sida. Depuis il a été condamné à trois ans de prison par la justice chinoise. Le gouvernement chinois a également mis sur pied le Comité d’Éthique Scientifique National, une structure dont l’objectif est de mettre en place des garde-fous pour éviter que ce scénario se reproduise.

« Cette expérience ne faisait aucun sens, s’insurge la scientifique, puisqu’elle a eu d’autres conséquences néfastes ». En effet, certaines cellules ont subi des modifications non désirées.

Elle répond également à ceux qui seraient tentés de « commander » un bébé sur mesure.

« Le transformisme humain est assez utopique s’il s’agit de modifier certains traits de caractère ou de personnalité, qui ne sont pas dus qu’à un seul gène mais à de multiples gènes. »

– Emmanuelle Charpentier, directrice de l’unité de recherche Max-Planck pour la science des pathogènes à Berlin

« Le transformisme humain est assez utopique s’il s’agit de modifier certains traits de caractère ou de personnalité, qui ne sont pas dus qu’à un seul gène mais à de multiples gènes. » Elle rassure l’auditoire en expliquant que toutes les académies dans le monde s’accordent à dire que les technologies ne doivent pas servir à transformer l’être humain.

Au Canada, la recherche sur les embryons humains et la modification du génome (loi sur la procréation assistée), même en laboratoire, est une infraction pénale passible d’une peine de prison de 10 ans. Certains scientifiques jugent cette interdiction trop contraignante, d’autant que plusieurs pays européens ont autorisé la recherche sur des cellules embryonnaires humaines.

En Europe, la convention d’Oviedo interdit notamment une modification pouvant affecter le génome de la descendance ainsi que la transformation génétique pour choisir le sexe d’un enfant.

En 2021, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a émis une séries de recommandations pour prévenir les dérapages dans les manipulations génétiques.

Revoir la conférence d’Emmanuelle Charpentier sur la chaine du Coeur des Sciences de l’UQAM

https://www.youtube.com/live/2kJok6Nc_Xo

Crédit Image à la Une : Ernesto del Aguila III, National Human Genome Research Institute, NIH – CC Creative Commons)