L’exode des artistes d’Instagram illustre bien la prise de conscience de notre société concernant la valeur de nos données personnelles sur le web, alors que la course à l’IA des géants du numérique promet de changer le fonctionnement des réseaux sociaux.
La ruée de créateurs mécontents du projet d’IA de Meta s’est établie en partie dans la cour de l’application Cara. Sorti en octobre 2023, le réseau social se démarque par son intégration du logiciel Glaze, qui masque le contenu publié sur la plateforme du reste du web, pour qu’aucune intelligence artificielle ne puisse le consulter. C’est d’ailleurs cette fonctionnalité qui l’a rendue alléchante aux yeux de certains internautes qui ne souhaitent pas que leur contenu soit utilisé pour former l’IA de Meta. Dans la première semaine du mois de juin, l’application est ainsi passée de 40 000 utilisateurs à 650 000.
Le phénomène Cara vient à contre-courant de la nouvelle politique de Meta, qui a annoncé en fin mai qu’à partir du 26 juin, le contenu des utilisateurs d’Instagram, Facebook et Threads serait utilisé pour entraîner son modèle d’IA générative. Dans son Centre de confidentialité, la multinationale californienne indique que pour l’entraînement de son IA, elle utilise « des renseignements accessibles au public en ligne et sous licence, ainsi que des renseignements recueillis par les produits et services de Meta. Il pourrait notamment s’agir de publications ou de photos et de leurs légendes ».
Cette pratique a rapidement été bloquée dans l’Union européenne, suite à onze plaintes déposées par Noyb, un organisme de protection de la vie privée. Meta a donc mis une pause à son projet en Europe, mais pas en Amérique.
Une histoire qui se répète
Les applications alternatives à Instagram ne datent pas d’aujourd’hui, et elles ont une tendance à sombrer dans l’oubli ou à stagner dans les confins d’une communauté qui peut parfois atteindre les millions d’utilisateurs. Mais elles peinent à rivaliser avec la colossale armée de 2,4 milliards d’«instagrameurs». Flickr et Tumblr sont de bons exemples d’applications chéries dans les années 2000 et 2010, qui, suite à des controverses ou des difficultés financières, ont perdu la course face à Meta, Twitter ou TikTok. Bien que l’intégration de l’IA chez Meta fasse beaucoup de mécontents, ceux qui vont voir ailleurs ne retrouveront peut-être pas le même confort et les mêmes résultats.
« Chaque fois que l’on trouve une nouvelle solution, une nouvelle application, malheureusement, le temps que tout le monde s’y adapte et que les gens soient capables de l’utiliser correctement, très souvent, il y a un désintérêt. »
– Nadia Seraiocco, chroniqueuse techno à ICI Première et coordonnatrice générale au Réseau Hexagram
Mme Seraiocco, également chargée de cours à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), croit qu’il est difficile de compétitionner avec le modèle préétabli des réseaux sociaux des GAFAM, et c’est pour cela qu’Instagram, entre autres, est indétrônable dans son écosystème. « Le problème que l’on a avec des entreprises comme Meta, c’est qu’ils ont déjà tellement de terrain, une grande place dans l’imaginaire des utilisateurs. Il est très difficile d’aller les contrer et les remplacer. Quand on est rendu avec un portfolio de trois milliards d’utilisateurs, on a une masse critique qui est très grande et tout le savoir relié à cette masse. Cela n’est pas la première fois qu’on voit des applications qui essaient de se développer pour aller à l’encontre de ce qui est déjà là, et la plupart ont disparu ou n’ont plus tellement d’importance », explique-t-elle.
« Un enfant de sept ou huit ans, vous lui montrez Instagram, il peut prendre une photo, la modifier, la mettre en ligne avec des mots clefs assez rapidement. C’est littéralement un jeu d’enfant, tandis que si vous allez utiliser Mastodon, Cara ou une autre application, vous allez devoir vous former, aller lire le blogue de l’entreprise, comprendre comment cela fonctionne », poursuit-elle.
La facilité d’utilisation et l’avantage du nombre sont donc du côté de Meta. Cela dit, une application alternative n’a pas besoin de remplacer son adversaire pour offrir une solution. Tant et si bien que Cara existera, elle demeurera une option pour les utilisateurs soucieux de la protection de leurs données.
La facilité contre vos données personnelles
La navigation personnalisée sur les réseaux sociaux est possible grâce à la récolte de données et l’utilisation de l’intelligence artificielle. Ces méthodes, que l’on trouve de plus en plus invasives, sont celles qui permettent aux GAFAM d’adapter leurs produits aux habitudes de leurs consommateurs, et plus récemment, d’entraîner leurs IA.
Un réseau social éthique qui respecte les données de sa communauté peinera à lui fournir le charme addictif et divertissant proposé par ses grands compétiteurs. Pour Mme Seraiocco, « pour qu’un produit soit extrêmement adapté à nos besoins, il faut quelque part qu’il y ait une captation de données un peu excessive qui se fasse. »
Cette récolte de données n’est pas nouvelle, et l’enseignante croit qu’avec la venue de ChatGPT, la valeur des données personnelles est devenue une chose plus concrète. Le consommateur doit accepter de dévoiler certaines de ses informations personnelles pour avoir un produit adapté. Mais après la gêne de fournir ces données, l’interaction avec ChatGPT génère un plaisir « très grand » dont il est difficile de se départir.
« Nous avons comme laissé nos droits aller assez facilement, parce que nous n’avions pas en tête ce qui pouvait s’en venir, rappelle-t-elle. Et là, nous sommes au moment où nous nous apercevons que tout ce que nous avons mis [sur les réseaux sociaux] peut être mobilisé et utilisé d’abord pour traquer nos comportements, et ensuite, pour créer du contenu et nous divertir. Tout cela alors que nous nous battions pour des choses très concrètes, comme protéger les médias et leur financement, Meta et Google étaient dans une vision du grand tout, pour nous garder captifs d’un univers assez miel ». Pour elle, le nerf de la guerre, c’est l’éducation : « le temps que l’on éduque les gens à une de ces réalités-là, la prochaine est déjà en chemin, et les gens n’ont pas le temps. »
Avec son règlement général sur la protection des données (RGPD), qui sert à assurer la protection des données des citoyens européens, l’Union européenne s’est bien outillée pour apporter de l’éthique en la matière. Nadia Seraiocco pense que les États-Unis ne devraient pas tarder à mieux réglementer l’utilisation des données personnelles, et que le Canada lui emboîtera le pas, alors que la loi 25 est en vigueur au Québec.
Crédit Image à la Une : Robin Worrall/Unsplash