La plupart des personnes qui s’intéressent à la question s’accordent pour dire que les impacts du numérique ne sont pas soutenables et qu’un changement rapide est nécessaire. Le numérique contribue au réchauffement climatique, à l’épuisement des ressources, à la pollution des sols et des cours d’eau. Il s’appuie sur l’exploitation de travailleur.euses, capte notre attention, contribue au stress hydrique, s’immisce dans nos démocraties, et favorise la diffusion de fausses nouvelles. Avec un peu de recul, on se rend vite compte que le numérique n’a pas exactement pris la forme libératrice que l’on imaginait à la fin des années 90.
Pour lire le reportage sous sa forme initiale et animée, dans la revue interactive LES CONNECTEURS :
Le mouvement du « numérique responsable », à l’instar des logiciels libres ou de l’alternumérisme avant lui, appelle à créer une alternative au développement numérique actuel. Il vise à réduire les impacts négatifs du numérique : faire durer nos appareils plus longtemps, encourager la réparation, rendre les services numériques plus légers, moins énergivores et plus accessibles. Ces changements sont indispensables pour ralentir la croissance effrénée de l’empreinte environnementale du numérique. Il est nécessaire de les promouvoir et de les diffuser plus largement. Mais il ne faut pas en rester là.
Le numérique, moteur de la « Grande accélération »
Le numérique est aujourd’hui présent dans toutes les sphères de nos vies, des secteurs industriels aux aspects les plus intimes (rencontres amoureuses, suivis de santé). Ses répercussions s’observent donc à l’échelle de la société entière. Au-delà de ses impacts directs, le numérique génère aussi de nombreux impacts indirects plus difficiles à mesurer mais certainement beaucoup plus conséquents. Les technologies numériques amplifient et accélèrent les activités auxquelles elles sont associées, y compris celles les plus directement liées avec la destruction de la planète.
« En réalité, le numérique n’est pas une simple boîte à outils que l’on peut utiliser à notre guise pour de bonnes ou de mauvaises fins. Il est profondément lié à des choix de société et à des systèmes de production qui sont déjà en place. »
Par exemple, les grandes compagnies pétrolières utilisent des systèmes d’intelligence artificielle pour détecter de nouvelles réserves, accélérer les demandes de permis, ou réduire leurs coûts d’exploitation. De la même manière, toute l’industrie du marketing repose aujourd’hui sur l’hyper-individualisation des contenus promotionnels, rendue possible grâce à la collecte massive des données personnelles à haut pouvoir persuasif, dans le but de maintenir l’hyperconsommation. D’un point de vue environnemental, on peut questionner l’impact réel de dire à Shell ou Accenture : continuez vos activités, mais avec des ordinateurs de seconde main et un site Internet éco-conçu s’il vous plaît!
Pire encore, parfois, la sobriété numérique est utilisée pour se positionner favorablement face à des consommateurs en recherche de choix plus responsables. Par exemple, un constructeur automobile allemand a vanté son site éco-conçu pour « éduquer les Canadiens sur la durabilité à l’ère numérique », tandis qu’un grand groupe cosmétique français a reçu une distinction pour son engagement en faveur du numérique responsable. Dans les deux cas, la démarche de réduire les impacts de ses activités numériques est parfaitement louable. Là où ça semble problématique, c’est quand on met en lumière des initiatives isolées comme des réussites majeures malgré leur impact limité sur l’environnement, et souvent sans rapports directs avec les activités principales de l’entreprise, dans le but de se présenter comme une entreprise respectueuse de l’environnement. C’est ce que certains appellent du « greenlighting », une forme d’écoblanchiment.
En réalité, le numérique n’est pas une simple boîte à outils que l’on peut utiliser à notre guise pour de bonnes ou de mauvaises fins. Il est profondément lié à des choix de société et à des systèmes de production qui sont déjà en place. Ces systèmes façonnent la manière dont les technologies sont conçues et utilisées. Le numérique optimise les processus existants et, lorsqu’il est intégré dans des activités qui perpétuent l’extractivisme et le productivisme, il ne fait qu’amplifier ces dynamiques destructrices.
Revoir la place du numérique
Les trajectoires d’évolution du numérique ne sont pas soutenables. Si nous voulons que cela change, nous devons cesser de chercher à optimiser le modèle existant. Il faut construire un tout autre écosystème numérique afin de le rendre collectif, inclusif, pluriel, utile et soutenable. Saisissons l’opportunité de la sobriété numérique pour nous interroger sur ce dont nous avons vraiment besoin pour nous épanouir collectivement, en tenant compte de la matérialité et des impacts du numérique. Quels usages technologiques apportent une réelle différence pour nos communautés ? Quels défis actuels ou futurs pourraient bénéficier de nouveaux outils numériques ? Comment concevoir des dispositifs optimisés qui répondent efficacement à des besoins réels ? À quels usages voudrions-nous renoncer collectivement ? Quels modèles d’affaires adopter pour pérenniser ces formes numériques alternatives ? Ces questions impliquent des changements majeurs, et restent certainement plus facile à formuler qu’à opérationnaliser. Mais ce chantier semble aujourd’hui bien plus que nécessaire à entreprendre. Repensons en profondeur la place que nous accordons aux technologies numériques dans nos vies et cessons de détruire le monde, même de façon éco-conçue.
Crédit Image à la Une : Magazine LES CONNECTEURS, numéro du 9 octobre 2024