Démystifier l’agriculture cellulaire : entre promesses et défis d’acceptabilité

Démystifier l’agriculture cellulaire : entre promesses et défis d’acceptabilité

L’agriculture cellulaire, une méthode de production de viande in vitro qui promet de transformer le secteur agroalimentaire, progresse rapidement, mais pas sans rencontrer une certaine résistance. Quelles sont les avancées, promesses et défis de ce mode de production alimentaire, au Québec et ailleurs ? Premier reportage du dossier thématique mené par CScience sur l’agriculture cellulaire, propulsé par le Fonds de recherche du Québec.

L’élevage représente la principale utilisation des terres à l’échelle mondiale, occupant environ 70% des terres agricoles. Ces vastes étendues sont principalement dédiées à la production de nourriture pour le bétail et à sa croissance. « Au sein du système alimentaire, 80 % des émissions sont liées à l’élevage d’animaux (en utilisant une proportion conservatrice des émissions liées au changement d’affectation des sols) », souligne Mélissande Gaucher dans son rapport de maîtrise de 2019 sur l’utilisation d’outils économiques pour inciter les Canadiens à adopter une alimentation plus durable.

80 % des émissions sont liées à l’élevage d’animaux

Répondant à ces enjeux, l’agriculture cellulaire présente plusieurs avantages potentiels, notamment la réduction de la dépendance à l’égard de l’élevage intensif, la diminution de l’empreinte écologique de la production alimentaire, et la possibilité de produire des protéines alimentaires de manière plus efficace et écologique. Or, elle demeure émergente et incomprise pour une partie de la population, allant des producteurs aux consommateurs.

Qu’est-ce que l’agriculture cellulaire ?

L’agriculture cellulaire, également connue sous les noms de « culture de cellules », « biologie de l’ingénierie », « biologie synthétique » ou encore « culture de viande », consiste à produire de la viande et d’autres produits alimentaires directement à partir de cellules animales ou végétales, plutôt que d’élever et d’abattre des animaux ou de cultiver des plantes à grande échelle. Les cellules animales ou végétales sont alors prélevées sur un animal ou une plante vivante, puis cultivées dans un environnement contrôlé, en laboratoire, par ingénierie tissulaire ou fermentation de précision. Ces cellules se multiplient et se développent dans un milieu nutritif, formant finalement des tissus qui peuvent être utilisés pour produire des produits alimentaires, sans nécessiter d’élevage et d’agriculture traditionnels.

« L’un des avantages les plus importants de l’agriculture cellulaire est son potentiel à révolutionner la sécurité alimentaire et la croissance économique. »

– Julie Daigle, directrice régionale pour le Québec et porte-parole francophone du Réseau canadien d’innovation en alimentation (RCIA)

On peut alors produire « des protéines cultivées comme le poulet, le bœuf et les fruits de mer ; des produits fermentés comme les produits laitiers, les œufs, le miel et le chocolat ; des ingrédients à ajouter aux produits pour créer des aliments hybrides, notamment des protéines, des enzymes, des molécules d’arôme, des vitamines, des pigments et des graisses ; et des textiles tels que le cuir, la soie et la laine », explique Julie Daigle, directrice régionale pour le Québec et porte-parole francophone du Réseau canadien d’innovation en alimentation (RCIA), qui représente plus de 5 300 membres dans le secteur.

L’acceptabilité et la réglementation

Artem Beliaikin, Unsplash

La viande de synthèse : à ne pas confondre avec le substitut artificiel

L’année dernière, la viande de poulet dite « de synthèse », soit générée grâce à ce procédé, a obtenu le feu vert de la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis, deuxième pays à l’autoriser après Singapour, suscitant des réactions mitigées parmi les consommateurs Québécois. Certains commerçants et restaurateurs médiatisés ont même déclaré qu’ils en banniraient les produits de leurs menus et étagères, à l’instar de certains acheteurs, décidés à y voir un produit inférieur à ce qu’ils qualifient de « vraie viande », sous prétexte que la viande de synthèse sera produite en laboratoire.

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Pourtant, tel que le rappelle une consommatrice adhérente, « ce poulet sera en tout point comparable à la viande de poulet ordinaire, sauf qu'[il] n’aura pas de nerf ni de muscle. Ce sera de la vraie viande, tout comme les légumes qui poussent en serre, sont de vrais légumes. »

Bien que cette technologie soit encore en développement et n’ait pas encore atteint une adoption généralisée, elle suscite un intérêt croissant en raison de son potentiel à résoudre certains des défis auxquels est confrontée l’industrie alimentaire moderne, tels que la sécurité alimentaire, la durabilité environnementale et le bien-être animal.

Agriculture cellulaire : propulser la recherche et l’innovation au Québec

La réglementation canadienne

« À l’échelle nationale, le Canada réglemente l’agriculture cellulaire dans le cadre de ses Règlements sur les aliments nouveaux, gérés par Santé Canada. Cela implique des évaluations rigoureuses de l’innocuité avant la mise en marché pour s’assurer que les nouveaux produits répondent aux normes de sécurité avant d’être mis sur le marché.

Les aliments nouveaux sont décrits au titre 28 du Règlement sur les aliments et drogues, aussi appelé « Règlements sur les aliments nouveaux ». Ces règlements interdisent la publicité ou la vente d’un aliment nouveau avant qu’on en ait avisé Santé Canada.

L’approche du Canada reflète un engagement à la fois envers l’innovation et la rigueur réglementaire, en s’alignant sur les efforts régionaux du Québec », explique Julie Daigle, rappelant que la réglementation et l’acceptabilité sociale de la viande cultivée varient à l’échelle mondiale.

Julie Daigle

Lorsqu’on se compare à l’international

« Aux États-Unis, la FDA et l’USDA supervisent la production et l’étiquetage, tandis que l’Union européenne (UE) exige des évaluations rigoureuses des risques par l’Autorité européenne de sécurité des aliments. Israël a établi une référence en accordant la première approbation au monde pour la viande cultivée au début de 2024. L’acceptation sociale varie également : le Québec affiche un soutien croissant, en particulier parmi les défenseurs de l’innovation et de la durabilité, tandis que le Canada reçoit généralement un accueil positif, en particulier chez les jeunes personnes soucieuses de l’environnement. Les États-Unis sont de plus en plus réceptifs, l’UE reste prudente et Singapour et Israël sont en tête avec enthousiasme, avec des investissements importants dans la technologie alimentaire. »

Dans l’ensemble, alors que l’agriculture cellulaire progresse rapidement en termes d’innovation et de réglementation, l’acceptabilité sociale continue d’évoluer à mesure que de plus en plus de personnes se renseignent sur les avantages et la sécurité de ces technologies. « Chaque région fait des progrès tout en relevant ses propres défis réglementaires et sociaux. »

En somme, si l’agriculture cellulaire connaît des avancées rapides en matière d’innovation et de réglementation, son acceptabilité sociale progresse plus lentement mais sûrement, à mesure que les gens l’apprivoisent sur le plan des bienfaits et de la sécurité.

Quels sont les avantages et pourquoi est-ce considéré comme une agriculture durable ?

D’un point de vue économique

Selon un rapport de 2021 de Génome Ontario et du Food and Agriculture Institute de l’Université de la vallée du Fraser, le marché international de l’agriculture cellulaire atteindra 100 milliards de dollars américains d’ici 2032. Au Canada, on prévoit que l’industrie alimentaire a le potentiel de prendre 12,5 milliards de dollars de ce marché, tout en créant jusqu’à 142,000 emplois bien rémunérés.

Le marché international de l’agriculture cellulaire atteindra 100 milliards de dollars américains d’ici 2032

« L’un des avantages les plus importants de l’agriculture cellulaire est son potentiel à révolutionner la sécurité alimentaire et la croissance économique. En cultivant de la viande et d’autres produits animaux directement à partir de cellules plutôt qu’en élevant du bétail, nous pouvons répondre à la demande mondiale croissante de protéines d’une manière plus économe en ressources, entame Julie Daigle. Cette approche pourrait réduire considérablement notre dépendance à l’égard de l’élevage traditionnel, qui exige beaucoup de ressources et contribue aux émissions de gaz à effet de serre. »

Elle ne manque pas de souligner l’avantage de ce type d’agriculture, notamment, pour positionner le Canada comme chef de file dans ce domaine émergent, « avec le potentiel de s’emparer d’une part substantielle du marché des protéines alternatives ». Elle soutient que « La technologie promet également de créer des emplois de grande valeur et de favoriser l’innovation dans l’industrie alimentaire ».

Réduire l’impact environnemental

L’autre avantage non négligeable est la durabilité puisque, contrairement à l’élevage traditionnel, l’agriculture cellulaire sollicite beaucoup moins de terres, d’eau et d’énergie. « Selon les premières estimations, la production de viande cultivée en laboratoire pourrait réduire de jusqu’à 99 % l’utilisation des terres, de 96 % l’eau, et de 96 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à la viande conventionnelle. Ce gain d’efficacité contribue à la conservation des ressources essentielles et à la réduction de l’impact environnemental de l’agriculture classique », remarque Mme Daigle.

« (…) la production de viande cultivée en laboratoire pourrait réduire (…) 96 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à la viande conventionnelle. »

– Julie Daigle, directrice régionale pour le Québec et porte-parole francophone du Réseau canadien d’innovation en alimentation (RCIA)

De plus, l’agriculture cellulaire offre la possibilité de réutiliser les sous-produits et les déchets agricoles. « Par exemple, des matières comme l’amidon des légumineuses et le chitosane des déchets de fruits de mer peuvent être utilisées comme ingrédients pour la culture cellulaire, transformant ainsi ces déchets en ressources précieuses et réduisant leur impact environnemental. »

Des exemples d’innovation locale issue du fruit de la recherche

Motivées par ces visées économique et environnementale, plusieurs entreprises innovantes contribuent à l’essor du Québec sur la scène de l’alimentation cellulaire, grâce au progrès de la recherche et de la science.

Mme Daigle mentionne Harvest Moon Foods, qui développe des produits laitiers sans lactose ni cholestérol, offrant une alternative durable et nutritive aux produits conventionnels.

Opalia, quant à elle, utilise des cellules mammaires pour produire du lait sans vache, réduisant ainsi considérablement l’impact environnemental tout en conservant les qualités gustatives et fonctionnelles du lait traditionnel.

Hyasynth Bio se concentre plutôt sur la production de cannabinoïdes à partir de levures génétiquement modifiées, offrant une méthode plus efficace et contrôlée que la culture traditionnelle du cannabis.

Pensons aussi aux avancées de Mealtleo en matière de culture de viande in vitro, consistant à réaliser des biopsies indolores, suivies de la culture des cellules à l’aide de techniques avancées d’ingénierie tissulaire. Les cellules sont reproduites in vitro, indépendamment de l’animal, en répliquant biologiquement le processus naturel propre à l’organisme afin de recréer les mêmes propriétés organoleptiques que la viande, avec la possibilité supplémentaire d’améliorer les valeurs nutritionnelles. « La production de notre viande se fera à l’intérieur de grands bioréacteurs, selon une méthode industrielle similaire à la fermentation de la bière et du yogourt », soutient l’entreprise.

Enfin, Genuine Taste innove dans le domaine de l’alimentation alternative en cultivant du gras animal en laboratoire pour améliorer le goût des substituts de viande. L’entreprise montréalaise s’attaque au problème du manque d’authenticité gustative des imitations de viande, qui utilisent généralement des graisses végétales ne reproduisant pas la saveur caractéristique de la viande. En utilisant des cellules souches graisseuses prélevées sur des animaux anesthésiés, Genuine Taste produit du vrai gras animal sans abattage, offrant ainsi une solution plus éthique et écologique. L’entreprise prévoit commercialiser son produit auprès des producteurs alimentaires dès 2025, avec l’ambition future de développer différents types de gras animal et d’optimiser leur profil nutritionnel.

[Dossier] Agriculture cellulaire : un modèle alimentaire durable et novateur

Crédit Image à la Une : Good Food Institute