Alors qu’est entrée en vigueur le 1er août dernier l’IA Act, règlementation qui encadre les usages de l’intelligence artificielle dans toute l’Union européenne et qui inspire le reste du monde, se pose l’ampleur de son application en France. L’adoption de l’IA y prend en effet du retard, même si la volonté est là. Une situation comparable à celle vécue au Québec. Etat des lieux.
La Commission européenne publiait le 2 juillet dernier la deuxième édition de son rapport sur l’état d’avancement de la France dans l’adoption de l’intelligence artificielle.
Un point d’étape pour mesurer plus généralement l’application de son plan européen “Décennie numérique”, qui court jusqu’en 2030, et qui vise à améliorer les compétences et infrastructures numériques, transformer les entreprises et accélérer la numérisation des services publics des états membres.
A presque cinq ans de l’échéance, le constat reste en demi-teinte.
En France, une ambition contrariée
Malgré sa volonté de rejoindre le peloton de tête, l’objectif étant comme dans le reste de l’Europe que d’ici 2030 75% des entreprises utilisent l’IA, la France peine à décoller, même si la tendance reste positive.
Ses ambitions ont même dû être révisées. Rien que pour l’adoption par les entreprises de solutions infonuagiques qui permettent d’échanger, de stocker et de traiter les données essentielles à l’usage des intelligences artificielles, la France affiche désormais dans sa feuille de route une volonté d’atteindre le taux de 53,3% en 2030, ce qui reste bien loin de l’objectif européen de 75%.
« (…) l’IA reste actuellement privilégiée bien plus par les grandes entreprises que par les PME »
Il faut dire que les degrés d’adoption ne sont pas clairs non plus. D’un côté, une étude remise en début d’année par la firme Amazon Web Services (AWS) et le cabinet de conseil Strand Partners, indiquait que plus du quart des entreprises françaises, soit 27% d’entre elles, auraient adopté l’IA en 2023, alors que le baromètre France Num indiquait pour sa part en septembre dernier que les PME n’étaient que 5 % à utiliser des solutions d’IA. Un écart de mesure de près de 20% qui s’explique par une adoption plus poussée des grandes entreprises.
Le constat est donc clair : l’IA reste actuellement privilégiée bien plus par les grandes entreprises que par les PME.
Les dirigeants des Petites et Moyennes Entreprises signalent en effet des obstacles importants à son adoption, qu’il s’agisse aussi bien de recrutement des profils adéquats, des préoccupations réglementaires ou encore du coût de mise en œuvre de l’IA.
La volonté est certes là, certaines études semblant mettre en évidence qu’une grande majorité d’entreprises françaises estiment que l’IA transformera leurs secteurs respectifs d’ici 5 ans, mais il n’en demeure pas moins que les dirigeants d’entreprises françaises restent pour le moins attentistes.
Le cabinet de conseil en stratégie BCG révélait en janvier dernier que 90 % des dirigeants d’entreprise attendent ainsi « de voir » avant de se lancer.
Adoption de l’IA en entreprise : pour bien mener cette transition
Au Québec, un écosystème dynamique mais fragile
Au Québec, qui souhaite jouer dans la cour des grands depuis plusieurs années en matière de recherche en Intelligence artificielle, le constat n’est pas plus brillant pour ce qui est de l’adoption de la technologie en entreprises.
L’étude récente DAIS – TMU sur l’adoption de l’intelligence artificielle (IA) au Canada intitulée Automatisation à l’échelle nationale ? Adoption de l’IA dans les entreprises canadiennes rendue publique en fin d’année dernière révèle que, de manière générale, le Canada tire de l’arrière en matière d’adoption de l’IA par rapport aux pays comparables.
« La clé du maigre succès québécois réside sans doute dans une meilleure collaboration entre le gouvernement, les universités et le secteur privé depuis plusieurs années »
Avec moins de 4% des entreprises canadiennes qui ont réellement déployé l’IA dans leurs activités, quelle qu’en soit la capacité, un vrai constat d’échec s’impose aux autorités fédérales en charge de sa promotion et de son déploiement.
La province du Québec s’en tire à peine mieux puisque le niveau d’adoption de l’IA y est le plus élevé au pays selon l’Enquête sur la technologie numérique et l’utilisation d’Internet de 2021 de Statistiques Canada. Le plus élevé au pays…avec un chiche 5%.
La clé du maigre succès québécois réside sans doute dans une meilleure collaboration entre le gouvernement, les universités et le secteur privé depuis plusieurs années. Les géants comme Google et Facebook ne s’y sont pas trompés, implantant depuis quelques années déjà des laboratoires de recherche à Montréal, pour attirer les meilleurs cerveaux du monde entier.
Les partenariats conclus récemment entre les centres de recherche et le milieu entrepreneurial participent aussi à cette dynamique, à l’image de celui intervenu en avril dernier entre INO, le plus important centre d’expertise en optique‐photonique à vocation industrielle au Canada, et le Centre de recherche informatique de Montréal (CRIM), un centre d’expertise de pointe en intelligence artificielle appliquée pour ce qui est de l’utilisation de données synthétiques.
A l’image également des nouveaux programmes élaborés par le centre de recherche IVADO et financés récemment par le gouvernement québécois à hauteur de près de 10 millions de dollars qui devraient permettre d’offrir un accompagnement aux entreprises dans l’adoption et l’implantation de solutions basées sur la recherche en intelligence artificielle.
Mais la marge de progression reste élevée. C’est un euphémisme de le dire.
Des freins psychologiques et humains
Des deux côtés de l’Atlantique, le principal frein réside dans la défiance psychologique et dans le manque de ressources humaines disponibles.
La France est certes en bonne voie pour généraliser la fibre optique sur l’ensemble de son territoire, et la production de semi-conducteurs reste une priorité gouvernementale, avec un budget de 12 milliards d’euros sur les 17,8 milliards d’euros estimés dans le cadre de la feuille de route européenne. Mais l’accélération technologique pâtit du manque de main-d’œuvre spécialisée pour l’opérer.
D’après une enquête publiée par le ministère du Travail français en mars 2023, les principaux freins restent le manque d’expertise interne et la compatibilité avec les outils existants.
Pour libérer tout le potentiel de l’IA, les pays d’Europe doivent ainsi s’attaquer à trois problèmes cruciaux : créer un environnement favorable à l’innovation, combler le déficit de compétences numériques en Europe et veiller à ce que les entreprises de toutes tailles aient accès aux technologies les plus récentes.
« (…) les freins psychologiques (…) demeurent un obstacle difficile à lever»
Bien que les entreprises françaises reconnaissent le potentiel du numérique, il existe un fossé important entre leurs aspirations numériques et les compétences numériques réelles de leurs employés. Seules 19% des entreprises parviennent facilement à recruter des employés possédant les compétences numériques recherchées.
Des freins liés au manque de ressources observables aussi au Québec, tout comme les freins psychologiques qui demeurent un obstacle difficile à lever.
Pour le mesurer, il suffit de consulter le sondage sur les perceptions et l’adoption de l’intelligence artificielle (IA) réalisé il y a quelques mois par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Québec (CCIQ) parmi les entreprises de la région de la Capitale-Nationale.
Si pour une majorité des entreprises répondantes, l’amélioration de la productivité était le facteur essentiel qui guidait chez eux la volonté d’adopter potentiellement l’IA, les freins à l’adoption restaient l’absence de besoins, pour près de la moitié d’entre elles, et tout simplement le manque d’intérêt pour près d’un quart d’entre elles.
Là aussi, comme en France, ce frein psychologique est plus grand chez les PME que dans les grandes entreprises. C’est principalement dans les entreprises de plus de 100 salariés que l’adoption a été la plus rapide et ce sont les entreprises qui investissent dans la formation continue de leur main-d’œuvre qui restent de loin celles qui ont le mieux adopté des outils d’IA.
Miser sur l’expérimentation
Ainsi, le défi reste celui de la formation. Et non seulement une formation pratique, mais aussi basée sur l’expérimentation incrémentale, par palier, avec la possibilité d’essais et d’erreurs.
Il faut donner aux salariés l’espace et les outils nécessaires pour expérimenter ces nouveaux usages, tester de nouvelles fonctionnalités, se sentir à l’aise dans l’utilisation et trouver la manière de l’intégrer dans leur travail. Il faut donc bien garder à l’esprit qu’il n’existe pas de solution unique en matière d’IA. Les différents métiers et départements pourront l’utiliser différemment, et les équipes doivent garder la possibilité de découvrir par elles-mêmes le cas d’usage de l’IA pour leur rôle spécifique.
Il faudra donc du temps. Et de la patience.
Car l’adoption trop rapide de l’IA pourrait se faire au détriment d’autres domaines. En France, 20 % (contre 26 % au niveau mondial) des entreprises interrogées ont réorienté leurs dépenses pour adopter l’IA — le plus souvent au détriment des fonctions support et maintenance, et surtout de la sécurité.
« Il faut donner aux salariés l’espace et les outils nécessaires pour expérimenter ces nouveaux usages, tester de nouvelles fonctionnalités, se sentir à l’aise dans l’utilisation et trouver la manière de l’intégrer dans leur travail »
Du temps, et du partage d’expérience. Si la France et le Québec veulent véritablement exceller dans le domaine de l’IA, il est impératif qu’ils apprennent l’un de l’autre. Ils sont en pointe dans leurs espaces respectifs, l’Europe et le Canada. Ensemble, ils peuvent créer un écosystème IA francophone puissant et compétitif sur la scène mondiale en partageant leurs savoirs-faire, leurs ressources technologiques et leurs talents. Les défis sont nombreux, mais les opportunités le sont encore plus.
Pour les années à venir, le défi majeur consistera à transformer ce qui peut ressembler aujourd’hui à une compétition du savoir en opportunités pour créer des synergies capables de propulser l’espace francophone au sommet de l’innovation mondiale.
L’adoption assumée et contagieuse est à ce prix.
Un parcours innovant pour vraiment adopter l’IA dans les PME
Crédit Image à la Une : Istock / Gremlin