La quatrième zone d’innovation du Québec sera axée sur la décarbonation et la mobilité en aéronautique. Unique au monde, elle regroupera les leaders mondiaux du secteur, avionneurs – Airbus, Bombardier et Boeing -, motoristes, centres de recherche et universitaires, sur plusieurs sites à Longueuil, Mirabel et au Technoparc à Saint-Laurent.
Les universités québécoises et chercheurs feront donc partie de l’équation, notamment au sein d’un Centre d’innovation. La présence de Boeing, qui injectera 240 millions de dollars (M$), dont 100 M$ dans l’aménagement de ladite zone, n’a pas plu à Bombardier. Dans une missive envoyée à Radio-Canada, le fleuron québécois s’est dit « surpris de voir les deux gouvernements si fortement privilégier et applaudir une multinationale étrangère qui bénéficie déjà d’importants contrats de son pays d’origine, en plus d’avoir très récemment mis à risque l’industrie aéronautique au Québec ». Le gouvernement ajoutera 85 M$ dans le projet global, alors que 60 M$ seront apportés par diverses entreprises comme Airbus et Bombardier. Les investissements totalisaient 415 M$ au 21 mai.
CScience a pu échanger longuement avec Mélanie Lussier, la présidente-directrice générale d’Aéro Montréal. La grappe aérospatiale du grand Montréal sera chargée entre autres des implantations et de la gouvernance d’Espace Aéro.
1. Comment est née cette zone d’innovation aéronautique, et quels sont les atouts du Québec ?
Il y a d’abord eu la volonté du gouvernement du Québec d’établir dans des secteurs stratégiques pour le Québec des zones d’innovation. La beauté de notre projet, c’est qu’il a été porté par l’industrie de l’aéronautique. Depuis quatre ans, ce sont tous les joueurs industriels, les universités et les centres de recherche qui travaillent ensemble à définir ce sur quoi on va pouvoir se positionner au Québec en termes d’aérospatiale. Nous avons une grande force, nous sommes déjà l’un des pôles mondiaux.
2. De nombreuses initiatives de ce type ont vu le jour dans le monde. Quelles seront les particularités de celle québécoise ?
Qu’est-ce qu’elle va faire de plus ? Nous nous sommes choisi deux thématiques, la décarbonation et la mobilité. Pourquoi la décarbonation ? Car nous avons au Québec accès à des sources d’énergie renouvelable, ou à 99 %. Nous avons de plus accès à des talents avec la présence par exemple de Pratt et Whitney Canada, qui travaille sur de la motorisation hybride électrique. Nous avons beaucoup d’atouts au Québec, et beaucoup à apporter sur ce terrain, et les entreprises ont une volonté d’avancer concrètement. Elles ont chacune dans leur portefeuille de projets la décarbonation au menu. L’OACI [Organisation de l’aviation civile internationale] a son siège social à Montréal. Les entreprises aérospatiales, qui sont toutes présentes ici, ont exprimé le souhait à l’OACI de voir leur industrie devenir carboneutre en 25 ans. Nous pensons que l’un des joueurs importants, c’est le Québec.
3. Le Québec sera donc une locomotive dans le domaine de la décarbonisation, tout comme avec la troisième zone d’innovation orientée sur l’électrification ?
Oui nous sommes raccord avec la « Vallée de la transition énergétique ». Le Québec se positionne déjà comme le centre de la batterie verte en Amérique du Nord. Le monde de l’aéro sera certainement preneur de batteries pour électrifier nos transferts.
4. Pour le deuxième thème, la mobilité, de quoi parle-t-on ?
Il est très complémentaire de la décarbonation. Il s’agit de tout ce qui est autonomie ou mobilité aérienne avancée. Pour ces deux thématiques, nous sommes convaincus que le Québec peut gagner sur la scène internationale.
Concernant la mobilité aérienne avancée, nous avons les capacités de certifier les nouveaux appareils. Nous parlons ici par exemple des drones, des aéronefs à propulsion électrique ou encore des appareils à décollage vertical. C’est une nouvelle forme de mobilité, et non seulement nous avons les ingénieurs pour les développer, mais aussi les capacités de certification, ainsi que les lieux pour les tester. Nous avons tous les éléments pour en faire sortir un de ces engins sur le marché, qui va avoir été conçu, développé, et testé au Québec.
Un bon environnement pour tester les transports électriques intelligents au Québec, car nous passons de – 40 degrés à du + 40. Donc si un véhicule électrique fonctionne ici, il va fonctionner partout ailleurs.
5. Le but serait donc d’aller rapidement vers du concret ?
J’aime bien voir ce sentiment d’urgence là chez les entreprises, cette conscience que 25 ans [pour les objectifs de carboneutralité], c’est demain. C’est maintenant qu’il faut que l’on étudie une nouvelle forme d’appareils. Nos entreprises innovent, mais plutôt individuellement. Nous sommes ici sur un schéma de mutualisation des équipements et des compétences, en plus grande collaboration, parce que l’on doit innover de plus en plus vite. Les longs cycles doivent maintenant être raccourcis face à l’urgence climatique et la volonté de changer, en investissant.
6. Les différents sites de la zone auront différentes perspectives, comme à Saint-Hubert avec la formation technique…
Nous nous appuyons sur des sites historiques, comme Mirabel, où il y a une grande concentration de gros joueurs comme Bell [Hélicoptère] ou Airbus. Mais il y a d’autres raisons, comme pour les tests concernant la mobilité aérienne avancée dont je vous parlais. Et bien à Mirabel, nous avons la chance de travailler avec Aéroports de Montréal qui va dédier une piste pour lesdits tests. Nous sommes dans un environnement plutôt agricole, avec de grands espaces et la capacité de faire des vols à vue.
7. Pour le pôle à Saint-Laurent, il y a non loin CAE et Bombardier ?
Oui, il y a implanté de grands acteurs sur l’île de Montréal. Nous allons profiter du Réseau express métropolitain (REM) qui va arriver prochainement jusqu’au Technoparc [Saint-Laurent]. Un espace accessible et tout près de l’aéroport international. Nous serons capables de faire venir les étudiants, et les universités pourront s’y établir. Avec les entreprises, elles pourront s’installer au sein du Centre d’innovation qui va être construit là, tout proche de la future station du REM.
8. Dans le projet, plusieurs universités sont partenaires comme Polytechnique Montréal, Concordia, l’ÉTS et McGill. C’est assez rare ?
Nous sommes la seule zone d’innovation qui collabore depuis le début avec quatre universités. Nous l’avons pensé ainsi pour que les universités acceptent de travailler de concert. L’une va étudier les matériaux, l’autre la propulsion, par exemple, elles vont être plus proches de l’industrie. Nous voyons ces modèles en Allemagne ou en France. Nous voulons faire en sorte que les chercheurs, les étudiants et les industriels évoluent ensemble avec des équipements mutualisés.
Un des buts du Centre d’innovation à Saint-Laurent est de déménager les équipements du Conseil national de recherches du Canada (CNRC) actuellement à l’Université de Montréal.
9. Dans une déclaration envoyée aux médias, Bombardier ne voit pas l’arrivée de Boeing dans le projet d’un bon œil. Au-delà du politique et des affaires, que pouvez-vous nous dire ?
Sur tous les projets d’innovation, je sais qu’au niveau comme vous dites politique et commercial, il y a quand même des tensions entre les deux. Chacun demeure avec sa commercialisation, mais pour l’innovation ils sont prêts à coopérer, c’est le principe de la zone d’innovation, et le Québec à ce potentiel-là. Notre chef de projet (Aéro Montréal) vient d’ailleurs de chez Bombardier. Nous avons la chance d’avoir au Québec Airbus, Bombardier et Boeing. Les avancées vont pouvoir profiter à chacun des avionneurs.
10. Mais comment de tels concurrents pourront-ils échanger ?
La meilleure illustration est notre conseil d’administration chez Aéro Montréal. Les gens y sont bien capables depuis des années, c’est possible. Nous avons les motoristes comme Rolls-Royce, Pratt et Whitney, Safran ou GE, qui se retrouvent main dans la main sur des enjeux comme l’attraction de talents, par exemple.
11. Avoir tous ces leaders sera du jamais vu, et l’on peut rajouter aux firmes déjà citées Héroux-Devtek ?
100 % ! Pour la première fois, on retrouve dans un même lieu les trois principaux avionneurs qui vont avancer sur des sujets comme la décarbonation et la mobilité aérienne avancée. C’est notre ambition, pour le bien de la société et de l’aérospatiale.
12. Concernant les investissements, pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Les montants annoncés sont toujours d’actualité, notamment avec Boeing. Mais il y a eu des incompréhensions sur leur destination. C’est Boeing qui met 110 millions de dollars dans la zone, dont le bâtiment du Centre d’innovation. L’avionneur américain a des obligations de retombées au Canada [après un contrat de gré à gré avec le Canada pour la livraison de 16 avions de surveillance à destination de l’Aviation royale canadienne]. Le gouvernement ne met pas d’argent dans Boeing, mais va injecter 85 millions de dollars dans toutes les autres entreprises telles CAE ou Bombardier, pour des projets sur toute la zone.
13. Sommes-nous à la croisée des chemins concernant l’innovation aéronautique ?
Nous sommes dans un temps excitant parce que l’aérospatiale a vécu des innovations certes, mais incrémentales depuis des années. Si on regarde un avion en ce moment, il ressemble pas mal à ce que l’on faisait il y a 60 ans. Or là, nous sommes en train de préparer de nouvelles formes d’avion, avec de nouvelles configurations qui sont plus légères et plus vertes. Et quand on parle de mobilité avancée, comme faire voler des gens en autonomie, dans des véhicules électriques, cela fait rêver. Je trouve que l’on est dans une belle période pour être dans l’aéronautique, avec un changement de paradigme, penser à quel sera le bon véhicule volant pour quelle application. L’industrie se donne les moyens de rêver en grand, pour en plus sauver la planète.
Nous avons une occasion unique de faire rayonner notre savoir-faire québécois. Nous sommes fiers de ce que nous avons développé, alors que pour notre petite taille nous prenons une grande place en aéronautique.
Crédit Image à la Une : Mélanie Lussier, PDG d’Aéro Montréal / Photo Bénédicte Brocard