L’intelligence artificielle nuit-elle aux animaux? Des chercheurs s’inquiètent des effets délétères de cette technologie sur nos cousins, les animaux.
Pour lire l’article tel que paru initialement dans la revue animée et interactive LES CONNECTEURS :
« L’éthique de l’intelligence artificielle (IA) (…) est un domaine en plein essor », écrivaient Peter Singer et Yip Fai Tse, deux chercheurs en éthique, dans un papier scientifique de 2022. Or, « il existe un groupe d’êtres sensibles qui sont également affectés par l’IA, mais qui sont rarement mentionnés dans le domaine », y notaient-ils. À qui faisaient-ils référence? L’un d’entre eux ronronne ou jappe peut-être à vos côtés, alors que vous lisez ces lignes…
« Notre article vise à explorer les impacts que l’IA a sur les animaux non humains », révèlent les chercheurs en introduction. Publié dans la revue « AI and Ethics », leur article vient ajouter une pierre à un mouvement grandissant de chercheurs et d’éthiciens, qui voient dans l’IA le potentiel de systématiser certains comportements déplorables qu’ont les humains envers les animaux. Car, si ces technologies, par exemple, dans le domaine de l’agroalimentaire, sont présentées comme bénéfiques pour les éleveurs et leurs bêtes, en réalité, le portrait s’en avère plus complexe, voire préoccupant.
Une IA qui nous rend meilleurs
Pour le chercheur en éthique de l’intelligence artificielle Martin Gibert, l’IA « participe largement à l’exploitation animale ». Spécialiste de l’antispécisme, un courant philosophique critique du comportement des humains envers les autres animaux, le chercheur considère que le développement de l’IA ne devrait pas permettre de perpétuer les attitudes « spécistes » de la société.
Le « spécisme » est une vision du monde postulant une hiérarchie entre les espèces animales et, en particulier, la supériorité de l’être humain sur les animaux.
Prenons un moteur de recherche comme Google. Nous sommes mardi soir et vous souhaitez faire un pâté chinois pour souper. Vous tapez donc « recette pâté chinois ». Quels seront les résultats de votre recherche? Les recettes proposées contiendront-elles de la viande? « Il y a quelques années, si on cherchait une image en tapant ‘CEO’ (PDG), tous les résultats nous montraient un homme blanc en veston-cravate, illustre le chercheur. Les choses ont changé maintenant, on a forcé l’algorithme à inclure plus de diversité. » Connaissant l’importance de l’impact environnemental de consommer de la viande et les conditions souvent horribles dans lesquelles sont élevées les animaux que nous mangeons, ne serait-il pas éthique de présenter plutôt une recette de pâté chinois à base de lentilles?
Holà, n’allons pas trop vite. Les moteurs de recherche offrent des résultats en fonction de la demande ou de la fiabilité des résultats. Est-ce vraiment leur rôle que de choisir ce qu’il est acceptable pour nous de manger?
« La programmation actuelle n’est pas neutre », rappelle l’éthicien, qui constate que nous demandons déjà aux outils d’être encore meilleurs, éthiquement, que nous. Il est vrai qu’en affichant une diversité de types de gens en réponse à la recherche « CEO », même si ce résultat ne correspond pas à la réalité, ces outils contribuent à éliminer des discriminations systémiques. Le moment serait-il venu de « nous questionner quant à nos comportements spécistes »? « Il est bien plus facile de changer les paramètres de l’IA que ceux du cerveau humain », rappelle Martin Gibert. Il compare ces outils à des enfants à qui nous avons l’occasion d’inculquer des valeurs progressives et qui viendront, en retour, remettre les habitudes de leurs parents – nous – en question.
Élevage automatique
Dans le domaine de l’agroalimentaire aussi, l’IA est désormais bien présente. Grâce à l’analyse de données collectées par des capteurs, on peut observer le comportement et les émotions des animaux, surveiller l’apparition de maladies ou contrôler leur environnement. Ces outils ne sont-ils pas positifs pour leur bien-être?
Au contraire, ces technologies courent le risque de mener les éleveurs à placer les animaux dans des environnements mieux contrôlés, comme des cages pour élever les poulets, car ceux-ci se prêteront mieux à l’implantation de senseurs, affirment deux philosophes, dont la québécoise Virginie Simoneau-Gilbert, dans un article paru dans le magazine Aeon. Les animaux y perdraient au final en qualité de vie, car l’élevage en cage est aussi le moins confortable pour ces derniers.
On peut aussi penser à l’effet de rebond que ces technologies peuvent avoir sur les humains. Si un abattoir automatisé peut tuer des animaux d’élevage, quels pourraient en être les usages, si des individus aux intentions violentes s’en emparaient? Plus réalistement, ces technologies « offrent une voie royale pour le désengagement moral des humains », estime Martin Gibert. Plutôt que de contribuer à améliorer la qualité de vie des animaux d’élevage, le chercheur croit que les technologies permettront de déshumaniser encore plus leurs conditions de vie.
Mais tout n’est pas sombre ; ces mêmes technologies nous offriront peut-être bientôt la possibilité de décrypter la langue d’animaux comme les cétacés. C’est ce à quoi se consacre le Project Cetacean Translation Initiative (CETI). « Tout ce qui permet de démontrer la continuité entre les humains et les animaux contribue à lutter contre le spécisme », se réjouit Martin Gibert.