La culture de l’annulation est-elle en train d’envahir nos relations interpersonnelles?

La culture de l’annulation est-elle en train d’envahir nos relations interpersonnelles?

Si vous suivez un tant soit peu l’actualité, vous avez sans doute entendu parler de la culture de l’annulation,  largement connue sous le nom de « cancel culture ». Depuis quelques années, ce phénomène, qui consiste à bannir un individu, une entreprise ou une œuvre de l’espace public, a pris d’assaut les réseaux sociaux ainsi que le débat public.

Pour lire cet article tel que paru initialement dans la revue animée et interactive LES CONNECTEURS :

Le traitement prescrit par la culture du bannissement est normalement réservé aux personnalités et entités publiques, en contexte de polémique ou suivant un comportement répréhensible. En Angleterre, un jeune étudiant de la prestigieuse université d’Oxford se serait donné la mort en janvier 2024 après avoir été « annulé » et ostracisé par ses pairs, à la suite d’allégations d’inconduite sexuelle. Alexander Rogers, 20 ans, aurait été accusé d’avoir rendu « inconfortable » une jeune fille de son école lors d’un moment intime.

Depuis, le coroner Nicholas Graham a révélé qu’une « culture préoccupante d’ostracisme social » a pris racine, et souligne que « l’exclusion d’étudiants de cercles sociaux sur la base d’allégations de mauvaise conduite, souvent sans procédure régulière ou audience équitable », est beaucoup plus fréquente au Royaume-Uni.

« La culture de l’annulation est un mécanisme de contrôle et de régulation des comportements (…) si l’on veut influencer les gens en disant que telle personne a fait telle chose, il faut la bannir, l’éliminer de ses réseaux et l’effacer du monde. »

– Stéphane Villeneuve, professeur en intégration numérique et expert en prévention de la cyberintimidation à l’UQAM

Mais qu’en est-il du phénomène au Canada et au Québec? Sommes-nous également en train d’intégrer et d’adopter progressivement la culture de l’annulation dans nos relations interpersonnelles et sociales?

Bien qu’aucune étude canadienne n’ait été menée sur le sujet, certains facteurs et indices pourraient laisser présager un réel problème à venir.

Le phénomène sous la loupe : une culture sans merci

La « cancel culture » est un phénomène provenant principalement des États-Unis, qui constitue une forme d’ostracisme et de boycott, mais à l’ère du numérique. Elle est efficace et nettement plus dévastatrice. 

En effet, la culture du bannissement ne consiste pas uniquement à ignorer ou censurer un individu ou un organisme, mais à l’éliminer tout simplement. Son arme ultime : les réseaux sociaux.

Selon Stéphane Villeneuve, professeur en intégration numérique et expert en prévention de la cyberintimidation à l’UQAM, « La culture de l’annulation est un mécanisme de contrôle et de régulation des comportements, des attitudes et des valeurs d’autres individus par leur présence sur les réseaux sociaux. Donc, si l’on veut influencer les gens en disant que telle personne a fait telle chose, il faut la bannir, l’éliminer de ses réseaux et l’effacer du monde. »

Bien que la culture du bannissement soit apparue au début des années 2010, ce n’est qu’en 2017, avec l’éclatement du fameux mouvement MeToo, suivant les élections présidentielles américaines et à la victoire de Donald J. Trump, que les choses ont pris une tout autre tournure. Dès lors, une avalanche de dénonciations en tout genre a défilé sur les réseaux sociaux. 

Par conséquent, les personnes mises en accusation non officielles sont automatiquement condamnées aux sorts réservés à la culture de l’annulation : perte d’emploi, perte d’amis, isolement forcé, harcèlement, boycott, pour n’en citer que quelques-uns. Et ce, parfois sans preuves et sans présomption d’innocence. 

« C’est quelque chose que l’on peut qualifier d’assez violent, ajoute M. Villeneuve. La perception que les ont d’une personne va être grandement modifiée simplement parce qu’elle est mentionnée sur les réseaux sociaux, et ce, que ce soit vrai ou faux. »

Mais si le fléau de la dénonciation s’est quelque peu estompé, depuis, la méthode d’annulation est toujours bien présente en ligne. Un constat peu surprenant, selon M. Villeneuve : « Le climat actuel sur Internet est le reflet de ce qui se passe dans le monde. »  

Sous haute tension

Depuis quelques années, le monde occidental est sous haute tension et la population semble plus polarisée que jamais. Qu’il s’agisse du conflit entre Israël et la Palestine, du débat sur les genres, des inégalités économiques ou du changement climatique, tout semble susciter de fortes émotions, tant dans la ville qu’en ligne.

Du côté des réseaux sociaux, deux courants de pensée s’affrontent violemment au quotidien. Le « wokisme », mouvement gauchiste et progressiste, s’oppose à l’ « anti-wokisme », qui s’identifie à une pensée de droite et à des valeurs conservatrices, créant ainsi des tensions laissant peu de place à la nuance et au respect. 

« Peu importe le courant de penser, il y en a qui vont être un plus extrémistes dans leur idéologie, et c’est là qu’on peut voir la culture de l’annulation, explique Stéphane Villeneuve. Il faut y aller avec nuance, toujours. Mais la nuance est de moins en moins présente, notamment dans les universités et les écoles. »

D’ailleurs, en novembre dernier, un nouveau rapport de Five Eyes (FVEY), une alliance de renseignement de l’anglosphère dont fait partie le Canada, a mis en évidence « la montée en puissance » de l’extrémisme idéologique chez les jeunes. 

Une tendance quelque peu remarquée par M. Villeneuve : « je n’ai jamais vu les gens aussi divisés. C’est noir ou blanc. Je dirais que les gens sont moins ouverts à la critique et on réagit promptement. Un peu à vitesse que l’on consomme sur Internet. »

Cette consommation numérique peut avoir un impact réel sur nos relations interpersonnelles et sociales.

« Nous avons des comportements sur les réseaux sociaux qui, s’ils sont répétés suffisamment souvent, peuvent être repris dans la vie réelle », explique Stéphane Villeneuve.

Influence numérique 

Aujourd’hui, près de 63 % de la population mondiale utilise les réseaux sociaux, y compris 61 % des jeunes Canadiens âgés de 12 à 17 ans. Selon un rapport de l’organisation We Are Social, l’utilisation de ces plateformes a augmenté de 3,2 % en 2023 par rapport à l’année précédente. Autrement dit, les utilisateurs passent en moyenne 2,5 heures en ligne chaque jour.

Mais en ce qui concerne la consommation d’informations, une nouvelle étude, réalisée cette fois-ci par NETendances, révèle un fossé entre les générations. Si les personnes âgées restent fidèles aux médias traditionnels, il n’en va pas de même pour les plus jeunes. En effet, 64 % des 18-34 ans préfèrent les médias sociaux comme source d’information. De plus, 45 % de cette même tranche d’âge admettent y passer plus de trois heures en ligne chaque jour.

« Avec l’hypertrucage, on se dirige vers des modes de cyberintimidation encore plus sournois et sophistiqués, où il est encore plus difficile de distinguer le vrai du faux. »

– Stéphane Villeneuve, professeur en intégration numérique et expert en prévention de la cyberintimidation à l’UQAM

Par ailleurs, 77 % d’entre eux préfèrent le format vidéo court, typique de Tik Tok mais aussi d’Instagram, de Facebook et de Youtube. « Ce format, qui favorise la gratification immédiate tout en offrant un contenu personnalisé et varié, crée un environnement propice à une utilisation prolongée », note l’étude.

Or, les informations proposées sur Internet, et notamment sur les réseaux sociaux, ne sont pas toujours factuelles ou vérifiables. L’étude révèle cependant qu’un utilisateur sur trois se dit capable de reconnaître les « fake news » (fausses nouvelles). 

Mais l’avènement de l’intelligence artificielle complique davantage la chose, et risque d’envenimer davantage la culture de l’annulation. 

« Avec l’hypertrucage, on se dirige vers des modes de cyberintimidation encore plus sournois et sophistiqués, où il est encore plus difficile de distinguer le vrai du faux », explique Stéphane Villeneuve. « Quelqu’un pour une question ou une autre pourrait décider de générer des photos ou des vidéos d’un individu dans une situation moralement inacceptable pour le public et de faire ‘annuler’ cette personne, alors que c’est complètement faux. »

C’est pourquoi il est si important, ajoute-t-il, de sensibiliser les gens, et plus particulièrement les jeunes, aux pièges des réseaux sociaux et de les encourager à s’interroger sur la validité des informations qu’ils consomment au quotidien, afin de délimiter les excès de la sphère numérique à la vie réelle.

Crédit Image à la Une : Montage photo de CScience à partir d’Adobe Express