Politique et données numériques : Votons-nous réellement en notre âme et conscience ?

Politique et données numériques : Votons-nous réellement en notre âme et conscience ?

Avez-vous remarqué ? Votre sphère Facebook pense comme vous et les partis politiques, qui ont enfin entendu vos requêtes, vous proposent des solutions, juste pour vous ! Tandis que l’enjeu de la protection des données et de la vie privée semble au cœur des préoccupations médiatiques, c’est plutôt la distorsion des flux d’information qui préoccupe le chercheur Philippe R. Dubois.

« C’est l’arbre qui cache la forêt, avance le doctorant en sciences politiques de l’Université Laval, il faut reculer pour voir les autres arbres de la forêt ».

Dans une conférence intitulée « Données, IA et politique », donnée le 25 mars 2022, M. Dubois a affirmé que les données des citoyens sont utilisées à toutes les étapes d’une campagne politique. Et pour cause, puisque les partis politiques ont adopté une logique marketing pour répondre aux électeurs.

La logique « orientation produit », avec un fort bagage idéologique, cède la place à la logique « orientation marché » où l’on crée de toutes pièces un parti politique pour répondre au marché. On cherche à arrimer une offre à la demande des citoyens. Selon M. Dubois, la création du parti français La République en Marche répond à cette définition d’arrimage à l’orientation marché. Le Parti Québécois, dans son discours, a troqué la souveraineté pour les lunchs des enfants du primaire.

L’arrivée des données en politique a permis de segmenter, cibler et personnaliser les messages. Finies les campagnes de masse avec un seul message. Si comme votre voisin, vous votez pour Emmanuel Macron ou François Legault demain, ce ne sera pas pour les mêmes raisons.

« On tente de comprendre le plus finement possible qui compose l’électorat, pour ensuite le segmenter, puis cibler les groupes considérés comme étant les plus intéressants pour faire des gains » Philippe R. Dubois, Doctorant en Sciences Politiques de l’Université Laval

Les ressources des partis politiques sont ainsi dirigées vers les segments les plus « payants ».

Nos traces numériques donnent des centaines d’informations sur notre mode de vie, nos habitudes de consommations, nos centres d’intérêts ou nos besoins. « Mais on oublie parfois que la perception de l’électorat se base sur des données; ce n’est pas une image parfaite, cela dépend de la qualité des données et de leur traitement », prévient Philippe R. Dubois.

Selon lui, même si on le mentionne rarement, l’IA s’invite dans toutes les étapes du traitement des données des électeurs.

DU BIG DEAL À BIG BROTHER

En 2018, le scandale de la firme Cambridge Analytica, à qui Facebook a vendu des millions de données à des fins politiques, soulève l’enjeu de la protection des données et de la vie privée.

Les médias changent de ton et s’offusquent. “On vous espionne!” clament-ils à la Une. On est passé du « big deal » à « big brother ». « Les médias ont présenté le problème des données en politique comme une question politique à laquelle on devait avoir une réponse législative », explique Philippe Dubois.

Selon lui, ce n’est pas le seul enjeu : on a une « compréhension partielle et fragmentée des pratiques orientées par les données et de leurs conséquences dans la sphère publique et politique », notamment sur les données qui génèrent un micro ciblage de l’électorat.

« Si vous voyez une publicité sur Facebook c’est probablement parce qu’elle vous est destinée; on sort de la publicité générale publiée dans La Presse. » Philippe R. Dubois

Les canaux de communication sont de moins en moins publics et de moins en moins de masse. Le message est privé, personnalisé et individualisé.

LA DISTORSION DES FLUX D’INFORMATIONS MENACE LA DÉMOCRATIE

Le micro ciblage entraîne une distorsion des flux d’information. On ne sait pas ce que les autres reçoivent comme information et on a de moins en moins de moyens de le savoir. Le système est opaque. Philippe R. Dubois explique que même « le directeur général des élections du Québec réclame depuis des années d’être mieux outillé pour pouvoir intervenir notamment auprès des partis politiques pour s’assurer du respect de nos lois et règlements et des pratiques en matière de communication orientée par les données ».

« Les menaces sur le débat démocratique sont sérieuses, car lorsqu’on cible des gens, on en exclut d’autres », s’inquiète M. Dubois. Il y voit également un impact sur la polarisation des opinions. Comment faire un choix éclairé si l’on dispose d’une information parcellaire ?

« Tout ce qu’on voit en ligne est susceptible de ne pas être représentatif, parce que l’information est de plus en plus construite sur mesure en fonction de nos intérêts et de nos préférences » Philippe R. Dubois

Le chercheur s’inquiète également des inégalités de participation. Des groupes très bien structurés et équipés sont très efficaces pour faire valoir leur point de vue et intervenir dans les élections tandis que d’autres n’ont pas cette expertise pour le faire. « La distorsion des flux d’information couplée à l’inégalité de participation permet de faire des campagnes pour décourager les gens d’aller voter, s’inquiète le chercheur de l’Université Laval, et c’est plus facile de décourager les électeurs d’aller voter que de les convaincre de voter pour vous. »

Pour éviter ce que Philippe Dubois qualifie de « dérives démocratiques fâcheuses », le doctorant suggère de sortir de sa zone de confort et des chambres d’écho : aller chercher de l’information discordante, suivre des groupes avec lesquels on est en désaccord, vérifier ses sources, lire des médias fiables…

« Notre vie de citoyen est devenue compliquée par l’univers numérique » se désole-t-il.

Image à la une :  Edmond Dantès / Pexels