Transition numérique de la fonction publique : le gouvernement québécois sur la sellette

Transition numérique de la fonction publique : le gouvernement québécois sur la sellette

Le fiasco de la mise en ligne de SAAQclic comme les ratés de la paie des 80 000 fonctionnaires (système SAGIR) interrogent sur la capacité de l’État québécois à réussir sa transition numérique. L’opposition tire à boulets rouges sur Éric Caire, ministre de la Cybersécurité et du Numérique, et Québec Solidaire réclame une commission d’enquête publique. Transition numérique, identité numérique, intelligence artificielle, collecte de données, un changement de culture difficile pour l’État ?

Manque de planification, manque de personnel compétent, choix stratégique discutable, de nombreuses causes expliquent la mise en ligne ratée de SAAQclic. Pour Haroun Bouazzi, député Québec Solidaire de la circonscription de Maurice-Richard, et porte-parole du deuxième groupe d’opposition en matière d’économie et d’innovation, « toutes les erreurs possibles ont été faites ! »

Le parlementaire, par ailleurs polytechnicien en génie informatique, qui a mené de nombreux projets professionnels de ce type, s’interroge : « Tous les projets informatiques du gouvernement finissent en général avec des retards et des coûts hallucinants : SAGIR a mis 10 ans à être livré et a couté un milliard de dollars, SAAQclic a couté 200 000$ par jour pendant sept ans (un demi-milliard de dollars au total) car il n’y a pas d’expertise en interne ».

Éric Caire et Geneviève Guilbault lors du lancement raté de SAAQclic – Crédit: Twitter

« Les gouvernements sont toujours en retard et c’est un peu normal », tempère Martin Noël. Le directeur général de l’Académie de transformation numérique (ATN) explique que les États ne vont pas investir dans une technologie toute récente, qui va coûter des millions et pourrait s’avérer problématique quelques années plus tard.

De plus, il considère que la population doit pouvoir suivre et s’approprier la transition numérique. Selon une enquête de l’ATN publiée en avril 2022, moins de la moitié des internautes québécois connaissent les concepts d’identité numérique (44 %) et de portefeuille numérique gouvernemental (45 %), et à peine un tiers d’entre eux comprennent très bien ces deux concepts.

QUÉBEC SOLIDAIRE RÉCLAME UNE COMMISSION D’ENQUÊTE PUBLIQUE

Haroun Bouazzi – député Québec Solidaire de Maurice-Richard (crédit: Québec Solidaire)

L’Opposition focalise ses critiques sur le ministre de la cybersécurité et de la transformation numérique. « À Québec Solidaire, on a de véritables craintes qu’Éric Caire ne soit pas l’homme de la situation pour réussir la transition numérique », se désole Haroun Bouazzi.

Le parlementaire réclame une commission d’enquête publique, avec des commissaires non partisans, pour essayer de comprendre la situation et obtenir des recommandations claires sur la transition numérique de l’État. « On a besoin de plus de transparence », ajoute-t-il.

Il rappelle que le récent budget du gouvernement du Québec, présenté la semaine dernière par Éric Girard, alloue 10 milliards de dollars aux projets informatiques. « C’est énormément d’argent ! » s’exclame le député solidaire, responsable des questions de cybersécurité et du numérique à Québec Solidaire.

Alors que les acteurs de l’intelligence artificielle viennent de demander de suspendre la recherche dans le domaine pendant six mois, Haroun Bouazzi demande également à ce que les députés se penchent en commission parlementaire sur les avancées récentes des applications d’intelligence artificielle comme Chat GPT-4, le deepface ou encore les systèmes de prise de décision autonome.

UN CRIANT DÉFICIT DE COMPÉTENCES

Selon plusieurs observateurs, l’État n’a pas les moyens de ses ambitions. « On a essayé de passer d’une charrette à une voiture électrique, ça prend des compétences numériques importantes », explique Justin Lawarée, professeur adjoint à l’ÉNAP, expert en Transformation numérique des organisations publiques.

« Les salaires des fonctionnaires ne sont pas compétitifs, il faut revaloriser les salaires de la fonction publique »

– Haroun Bouazzi, député Québec Solidaire de la circonscription Maurice-Richard

Pour l’opposition libérale, le ministère de la Cybersécurité et du Numérique compterait 1 200 postes vacants et près du tiers du travail effectué dans le ministère est assuré par des sous-traitants. « On ne peut pas se passer du privé mais les fonctionnaires doivent s’approprier le projet », avance le député de Québec Solidaire.

Le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) estime qu’il manque un millier de poste d’informaticiens dans les services de l’État.

Haroun Bouazzi avance une explication : « Les salaires des fonctionnaires ne sont pas compétitifs, il faut revaloriser les salaires de la fonction publique ».

UNE GOUVERNANCE NUMÉRIQUE DÉFAILLANTE

Mais c’est aussi et surtout la gouvernance numérique défaillante qui est pointée du doigt.

« La transformation numérique exige des compétences en matière de gouvernance numérique; nos gestionnaires privés comme publics ont besoin d’être formés à cette nouvelle gouvernance, et encore on ne parle pas d’intelligence artificielle… », explique Justin Lawarée, professeur adjoint à l’ÉNAP, expert en Transformation numérique des organisations publiques.

« On a besoin de gestionnaires publiques qui aient un minimum de compétences numériques »

Justin Lawarée, professeur adjoint à l’ÉNAP, expert en Transformation numérique des organisations publiques

Haroun Bouazzi partage cette analyse et estime que le problème est structurel : « On aborde ces projets comme si on était restés bloqués sur des façons de faire qui datent des années 90 ».

Justin Lawarée estime que les décideurs politiques font une « confiance aveugle » aux programmeurs et aux consultants et qu’ils ne sont pas assez formés. « On a besoin que les hauts fonctionnaires aient un minimum de compétences numériques pour pouvoir comprendre les tenants et les aboutissants d’un projet de transformation numérique pour en comprendre les enjeux », complète-t-il.

LE CAS PARTICULIER DE LA FONCTION PUBLIQUE

Cependant, le professeur de l’ENAP tempère et rappelle qu’une organisation publique n’a pas les mêmes missions et le même mode de fonctionnement qu’une organisation privée: « Les règles de la fonction publique sont rigides, or dans l’environnement numérique, on est plus dans l’agilité. »

« Délivrer un service public est complexe, on doit innover sans prendre de risque, c’est la difficulté des administrations qui n’a pas pour but d’innover mais de servir l’intérêt général », ajoute Justin Lawarée. Martin Noël acquiesce et ajoute qu’une entreprise peut “bypasser” ses normes pour rester compétitive alors qu’une administration n’a pas à être compétitive.

Martin Noël insiste également sur la nécessité du changement de culture et de la culture de l’apprentissage continu pour réussir la transformation numérique.

« C’est toujours bon d’avoir un gouvernement qui se donne le droit à l’erreur, même si dès que tu fais un faux pas, tu es dans le journal ! »

– Martin Noël, directeur général de l’Académie de transformation numérique

De plus, au Québec, les administrations ont leur propre processus, leur propre logiciel, leur propre façon de fonctionner et lorsque le ministère de la Cybersécurité et du Numérique essaie d’apporter une vision plus globale et une cohérence, « c’est compliqué », concède le professeur de l’ÉNAP.

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE: L’ÉTAT PEUT MONTRER L’EXEMPLE

Dans sa stratégie d’intégration de l’intelligence artificielle (IA) dans les services publics, le ministère de la Cybersécurité et du Numérique déclare vouloir faire bénéficier le secteur public des avancées de l’IA.

Justin Lawarée y voit une opportunité pour la fonction publique, même s’il prévoit un processus lent et progressif car il faudra certifier et évaluer l’incidence des algorithmes. « Le secteur public peut donner une bonne image en montrant de bonnes pratiques et en augmentant les standard éthiques et légaux dans l’utilisation de l’IA », suggère t-il.

Il évoque également la question de la responsabilité : l’algorithme ou le fonctionnaire ? Il est rejoint dans son questionnement par Haroun Bouazzi qui s’inquiète du retard du Québec sur la question législative. « Que fait-on si un algorithme prend une décision catastrophique, si une voiture autonome renverse quelqu’un, qui est responsable ? le conducteur qui ne conduit pas ? le programmeur ? », s’interroge le parlementaire.

« Le législateur semble souvent pris au dépourvu face aux développements technologiques qui opèrent dans des vides juridiques. Ce que nous avons vécu avec Uber ou Airbnb, n’est rien devant les changements majeurs qui nous attendent dus à l’IA. Ces technologies se développent à un rythme effarant. Tenir une commission parlementaire dès cette session devrait être une priorité », conclut M. Bouazzi.

(crédit photo de Une: Pexels – libre de droits)

Au moment de publier, le ministère de la cybersécurité et de la transition numérique nous cherchait toujours un interlocuteur