La fondatrice d’Humanet, Mélissa Canseliet, s’est jointe au Club des experts de CScience en tant que chroniqueuse. Experte en vulgarisation des enjeux propres à l’interaction entre le cerveau et la technologie (Cyberpsychologie), elle propose une première chronique consacrée aux effets du « phénomène Barbie » sur les attentes et perceptions de la beauté, et sur le trouble « dysmorphique ».
C’est l’été, et pendant que je vois plein de belles photos de stars en « beach body » sans en demander, je viens aussi de refaire une séance photo professionnelle pour mes comptes de réseaux sociaux. Pendant que j’en découvre les clichés, on me propose bien sûr des retouches. Mais alors que cette proposition très professionnelle et très standard est à ma portée, je me pose la question à savoir ce que « faire des retouches » signifie. Parce que je me dis que j’ai la possibilité de ne pas contribuer à un phénomène latent de normalisation de standards de beauté irréalistes. Eh oui ! Car pendant que les canons de beauté sont affichés sur les réseaux et ailleurs, les troubles comme ceux de la dysmorphophobie ont été associés à des usages excessifs des réseaux sociaux.
« Les requêtes pour les chirurgies esthétiques connaissent un essor particulier ces dernières années. Elles sont notamment de plus en plus présentes chez les populations adolescentes. »
Les requêtes pour les chirurgies esthétiques connaissent un essor particulier ces dernières années. Elles sont notamment de plus en plus présentes chez les populations adolescentes. Comment envisager l’impact de cette exposition continue à de tels contenus sur les réseaux sociaux, sur notre société, et comment naviguer dans des contextes où nous ou certains de nos proches en seraient victimes ?
Avec les vacances d’été et les photos de tous nos profils sur les réseaux sociaux, notamment sur les lieux de vacances, il est probable que nous soyons davantage exposés à l’image corporelle des autres comme de la nôtre. Mais si la relation de causalité entre les troubles psychiatriques tels que la dysmorphophobie et l’usage des réseaux sociaux n’a pas encore été démontrée, il semble bien y avoir des liens entre les images auxquelles nous sommes confrontés sur les réseaux sociaux et notre image corporelle.
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Qu’est-ce que la dysmorphophobie ?
Il s’agit d’un trouble mental de l’image de soi. Les personnes touchées auraient un problème avec leur image corporelle et y trouveraient un ou plusieurs défauts qu’elles percevraient bien plus importants qu’ils ne le seraient en réalité. Cela génère ainsi une préoccupation envahissante, qui peut entraîné de l’anxiété sociale ou même des troubles obsessionnels compulsifs. Cela peut se traduire, par exemple, par le besoin de se regarder dans le miroir à une fréquence élevée, où les personnes concernées par un tel trouble ressentiraient un besoin irrépressible de se confronter à leur image, soit pour confirmer le défaut qu’elles trouvent envahissant, soit pour tenter de trouver une image plus rassurante quant à la perception de leur problème.
Quel rapport avec les réseaux sociaux ?
1- Les biais cognitifs
Tout d’abord, même avant de recevoir un diagnostic de dysmorphophobie, chaque internaute doit gérer l’exposition aux contenus avec ses propres biais cognitifs. Ces biais constituent un décalage entre notre perception et la réalité. Il existe beaucoup de types de biais et nous en avons tous. Le biais de disponibilité, par exemple, fait en sorte que le cerveau interprète beaucoup à partir de très peu, en négligeant les nuances de la réalité qui se cache derrière une photo sur Instagram. On assimile la réalité seulement à partir des informations disponibles. Ainsi, notre cerveau aura tendance à oublier que derrière un paysage idyllique où personne n’apparaît sur la photo, il pourrait probablement y avoir du bruit ou d’autres personnes hors-champ, voire inconfortables derrière l’objectif de leur appareil photo.
Lorsque l’on est exposé à des images corporelles sélectionnées et éditées avec des filtres et des retouches, le cerveau a tendance à percevoir en priorité une réalité interprétée comme complète, c’est-à-dire à ressentir que l’image disponible représente la réalité. Mais aujourd’hui, en un clic, on peut avoir son visage transformé par un filtre qui modifie lumières et formes pour correspondre à des standards de beauté encouragés par les applications. Cela pousse donc l’audience à être de plus en plus confrontée à des images éloignées de la réalité, et à en interpréter une normalité qui est donc fictive.
2 – L’usage de la technologie
Alors que certains crient à l’impact des applications, notamment des réseaux sociaux, sur la recrudescence des demandes de chirurgie esthétique, il convient de distinguer les multiples facteurs en cause. Effectivement, avec la pandémie et les nouveaux contextes associés au télétravail, nous sommes de plus en plus exposés à notre propre image sur les appels vidéos. Cela nous laisse tout autant d’occasions de remarquer des défauts et d’y prêter de plus en plus attention. Certains y voient l’impact du Zoom Boom sur les demandes de chirurgie plastique.
Une corrélation entre l’usage excessif des réseaux sociaux et les problèmes d’images corporels a aussi été démontrée, mais pas de lien de cause à effet. Ainsi, il se pourrait que l’usage des réseaux sociaux amplifie un problème d’image corporel existant. Cela est notamment lié aux biais cognitifs, mais aussi à la promotion intentionnelle ou non des procédures de chirurgie esthétique sur les réseaux sociaux. Plus les gens s’exposent avec leur recours à la chirurgie plastique, plus les audiences y sont exposées et acceptent ces visages et corps retouchés comme une normalité.
Or, les opérations de chirurgie esthétique suivent globalement des tendances vers des standards esthétiques similaires — une rhinoplastie aura tendance à transformer un nez quelconque en un nez plus petit, plus symétrique, avec de plus petites narines. Globalement, ces interventions n’ont pas du tout tendance à rajouter du volume au nez. Des standards physiques sont donc de plus en plus présents, même s’ils ne reflètent pas la diversité corporelle de tous. Ainsi, il est statistiquement raisonnable de considérer un décalage de plus de plus grand entre l’image corporelle naturelle et celle à laquelle nous sommes exposés sur les réseaux sociaux.
Mieux vaut prévenir que guérir…
Mais comment naviguer dans un contexte de promotion continue de standards esthétiques de moins en moins réalistes ?
Avant que l’on nous diagnostique un trouble de dysmorphophobie, et que l’on ressente des problèmes d’image corporelle alors que l’on passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, on peut limiter sa perception d’images irréelles comme étant normales, et ainsi se prémunir contre ce type de complexe parfois envahissant.
Par exemple, plutôt que d’être radical et de se dire que « c’en est fini des écrans », on peut simplement se désabonner de comptes qui exposent trop d’images loin de notre réalité.
« Si l’on est souvent en appel vidéo, on peut réduire (voire retirer) sa propre image de son écran, tout en laissant l’accès vidéo à son interlocuteur. »
Si l’on est souvent en appel vidéo, on peut réduire (voire retirer) sa propre image de son écran, tout en laissant l’accès vidéo à son interlocuteur. Cela permet non seulement de ne pas se regarder pour se trouver des défauts, mais aussi de se concentrer davantage sur son interlocuteur en créant une meilleure connexion. Car, disons-le, on se voit tous se regarder dans le coin de l’écran… n’est-ce-pas ?
On peut aussi passer plus de temps à reconnecter avec son corps grâce à l’exercice ou bien la méditation, afin d’amplifier le sentiment de gratitude pour son corps. Et pourquoi pas tenter une photo professionnelle sans retouche ?
Les réseaux sociaux, les algorithmes et les standards peuvent favoriser le décalage entre la perception que l’on a du monde et la réalité. Cela affecte aussi notre image corporelle, et peut influencer des complexes ou des troubles de dysmorphophobie. Mais il ne faut pas oublier ces biais cognitifs, qui sont comme des lunettes déformantes, et qui déforment encore plus lorsque l’on est en ligne (sélection, et édition de contenus). Il convient aussi de se rappeler que les standards de beauté changent constamment. Pouvoir prendre ce recul permet de préserver une liberté intellectuelle vertueuse quant à la perception de soi.
Sources :
Body Dysmorphic Disorder | Johns Hopkins Medicine
Availability heuristic – Wikipedia
Covid-19 is fuelling a Zoom-boom in cosmetic surgery
Crédit Image à la Une : Refika İmge Günyaktı et Ehsan Ahmadi, Unsplash/Montage CScience