À l’aube d’une révolution aéro-numérique et au moment où l’industrie traverse l’une des pires crises de son histoire, Ottawa ne semble pas en phase avec le secteur aérospatial, selon des leaders de l’industrie.
Depuis le début de la pandémie, les congédiements et les mises à pied se calculent en dizaines de milliers de travailleurs dans l’industrie aérospatiale. Tous les yeux sont tournés vers le fédéral qui tarde à intervenir.
Selon M. Aubertin, PDG du Consortium de recherche et d’innovation en aérospatiale au Québec (CRIAQ), il manque un joueur-clef dans la relance aérospatiale pour faire face à la compétition mondiale : le gouvernement fédéral.
« Ça crée un trou. On n’a plus de carburant pour développer de nouveaux projets, pour faire émerger des entreprises en démarrage, pour former les étudiants. C’est grave. » – Alain Aubertin, PDG du CRIAQ.
OÙ SONT PASSÉS LES 49 M$ ?
Avant même de parler des transporteurs canadiens qui doivent rivaliser avec leurs concurrents internationaux bénéficiant d’un soutien financier, une question s’impose : où sont passés les 49 millions $ annoncés lors du Salon aéronautique du Bourget par le ministre Navdeep Bains, en juin 2019, pour financer la recherche collaborative?
Les grands donneurs d’ouvrage de l’industrie, les universités et les centres de recherche attendent, depuis près de deux ans, que le gouvernement fédéral concrétise cette aide financière. Ils n’en finissent plus de déchirer leur chemise.
Pour Denis Faubert, PDG du Consortium pour la recherche et l’innovation aérospatiales au Canada (CARIC), le pendant canadien du CRIAQ, il est minuit moins une. Le CARIC n’a plus d’activité depuis le mois d’avril 2020 et la dissolution n’est qu’une question de temps. L’organisme fournissait pourtant un soutien stratégique, financier et administratif encourageant l’industrie aérospatiale canadienne et la communauté de recherche à collaborer sur des projets concrets de recherche et d’innovation.
Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il doit mettre la clef dans la porte du CARIC malgré les réalisations. Le programme de 5 ans, financé par le fédéral, n’a pas été renouvelé.
« C’est décevant parce que le programme était très utile pour développer le réseau à l’extérieur du Québec et à travers le Canada », souligne Denis Faubert, qui siège également au Groupement aéronautique de recherche et développement en environnement (GARDN).
« Bâtir des réseaux, explique M. Faubert, ce n’est pas uniquement faire des forums, c’est faire travailler les gens ensemble. Si on veut compétitionner à la grandeur de la planète, il faut travailler ensemble. Pour capitaliser sur toutes les expertises. »
« Nous sommes en train de perdre le momentum.»
– Denis Faubert, PDG du CARIC.
QUE S’EST-IL PASSÉ?
C’est l’Association des industries aérospatiales du Canada (AIAC) qui avait piloté la demande pour démarrer le CARIC, en 2014. L’AIAC conduit les négociations pour le renouvellement du financement. Elle sert aussi d’intermédiaire entre les différents leaders du secteur de l’aérospatiale et le gouvernement fédéral concernant l’investissement promis de 49 M$ pour la recherche collaborative.
« L’AIAC continue de travailler en étroite collaboration avec le gouvernement du Canada en ce qui concerne l’investissement annoncé. » – affirme Mike Mueller, PDG par intérim de l’AIAC.
Il ajoute que « l’objectif demeure de veiller à ce que ce financement soit disponible pour l’industrie afin que ce secteur ait accès à un soutien indispensable pour développer de nouvelles innovations et pour protéger les quelque 235 000 emplois hautement qualifiés au Canada générés par l’aérospatiale ».
Mais l’industrie s’impatiente.
Chez Pratt & Whitney, le directeur du bureau des collaborations technologiques, Sylvain Larochelle, refuse de jeter la pierre à l’AIAC. Compte tenu du gouvernement minoritaire et du contexte politique, cela rend la situation plus difficile à prédire, selon M. Larochelle.
« Beaucoup de discussions sont en cours. L’AIAC travaille activement sur la question. » – Sylvain Larochelle, directeur du bureau des collaborations technologiques, Pratt & Whitney Canada.
Au bureau du ministre Francois-Philippe Champagne – qui a succédé à M. Blairs au ministère de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie – on rétorque que :
« Le financement annoncé au Salon international du Bourget 2019 provient du volet 5 du Fonds stratégique pour l’innovation. Cette initiative réunira les meilleures entreprises, ressources et chercheurs du secteur aérospatial pour établir un écosystème national d’innovation qui relèvera les défis technologiques de l’industrie, en plus d’accélérer la commercialisation et la création de nouveaux produits améliorés. »
« Notre gouvernement demeure déterminé à travailler avec l’AIAC pour faire avancer cette importante initiative. Nous y travaillons activement. Plus de détails seront disponibles en temps opportun. » – John Power, porte-parole du ministre Champagne.
DISCUSSIONS AUX COMMUNES
Comme le rapportait notre collègue Julien Arsenault, de la Presse canadienne, les grands donneurs d’ouvrage, comme le géant européen Airbus, pourraient hésiter à investir davantage au pays, si Ottawa refuse d’aider l’industrie.
Philippe Balducchi, PDG d’Airbus Canada a témoigné à cet effet en compagnie d’autres acteurs du milieu devant un comité des Communes, jeudi dernier. Une aide spécifique sectorielle est réclamée par les compagnies aériennes et l’industrie aéronautique dans le contexte de la pandémie de COVID-19.
« Le Conseil sur la stratégie industrielle qui réunit des chefs de file du secteur privé – y compris ceux des secteurs de la fabrication de pointe et des transports – nous aidera à faire le point sur les problématiques spécifiques que la COVID-19 suscite sur l’ensemble du secteur », affirme le porte-parole du ministre Champagne.
PENDANT CE TEMPS AU QUÉBEC…
La plupart des experts s’entendent pour dire que pour sortir plus fort de cette crise, il ne faut pas tarder à soutenir le développement des technologies et mettre en place une politique économique sectorielle qui déploiera l’expertise de pointe développée par les chercheurs.
« Nous faisons des investissements historiques dans plusieurs secteurs clés au Québec », affirme John Power, avant de nous référer aux récents investissements liés à la recherche de vaccins contre la COVID-19.
Du côté provincial, le gouvernement Legault – en quête d’emplois payants pour le Québec – vient d’annoncer une participation de 450 millions $ (250 M$ en prêts et 200 M$ en actions privilégiées). La conception et l’assemblage final des satellites de la firme ontarienne Télésat seront faits par MDA à Sainte-Anne-de-Bellevue.
Le ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec a, quant à lui, accordé une aide de 2,9 M$ sur 5 ans au CRIAQ avec comme objectif de soutenir l’innovation collaborative en IA appliquée au sein du projet DEEL.
Le CRIAQ dirige notamment le projet de Plateforme d’animation aéro-numérique entre Toulouse et Montréal avec la collaboration du ministère québécois des Relations internationales et de la Francophonie.
« C’est un bon moment pour investir dans la R et D pour construire le futur, toutefois un partenariat avec les deux paliers de gouvernements est essentiel étant donné les pressions financières qui s’exercent sur le système et qui limitent les trésoreries. » – Alain Aubertin, PDG du CRIAQ.
LA RECHERCHE COLLABORATIVE SE MODERNISE
On constate une accélération de la transition numérique depuis trois ans dans le secteur aérospatial. Or, la disponibilité des données demeure souvent un frein à l’innovation pour les chercheurs puisque ce sont les fabricants et les opérateurs d’avion qui les possèdent.
Essentiellement, l’enjeu est de faire converger quatre écosystèmes, mentionne Alain Aubertin, qui souhaite capturer le potentiel des technologies de rupture (IoT, IA, EO) et stimuler la confiance des partenaires en R et D. Le CRIAQ a développé une stratégie aéro-numérique afin de fournir des règles d’engagement et un cadre permettant de bien gérer les données du début à la fin d’un projet. Un modèle qui pourrait d’ailleurs être appliqué à l’échelle canadienne et internationale dans différents domaines de recherche collaborative.
En coévolution avec ses partenaires, le consortium a bonifié sa boite à outils spéciale pour gérer spécifiquement les nouveaux projets numériques. La boite contient notamment des clauses particulières sur la propriété intellectuelle des projets impliquant l’IA; un plan de partage et de gouvernance des données numériques et des modèles; une liste de contrôle des données ou propriété intellectuelle antérieure aux projets; une matrice d’aide à la décision et une méthode adaptée d’évaluation des risques.
En 2019, le Grand Montréal générait plus de 70 % des dépenses canadiennes en recherche et développement dans le secteur aérospatial et exporte plus de 80 % de sa production aérospatiale hors du Canada. Ce qui en fait un partenaire de choix pour établir des collaborations avec les grands donneurs d’ordres internationaux, selon le ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec.
En fait, les projets numériques majeurs pourraient bien ouvrir la voie à la relance de l’industrie aérospatiale. Mais Montréal, pourra-t-elle devenir la capitale mondiale en aérospatiale numérique qu’elle souhaite devenir sur la scène mondiale? – rien n’est moins sûr, sans un apport significatif du gouvernement fédéral !