La présence d’algorithmes dans nos vies modifie notre rapport à la liberté. Bien que notre sentiment de contrôle à travers les objets intelligents augmente, nos gestes quotidiens deviennent de plus en plus systématiques. Alors, quelle est la place de la liberté? Et, au juste, de quelle liberté parle-t-on?
SOMMES-NOUS ALIÉNÉS PAR L’IA?
Être libres, dans un monde où tout est quantifié et étiqueté, qu’est-ce que cela veut dire? Sommes-nous libérés ou bien aliénés par l’intelligence artificielle? La liberté, c’est l’action de prendre une décision de son libre choix. Autrement dit, c’est agir avec son libre-arbitre.
- On ne m’impose pas de religion, je suis libre.
- On ne m’impose pas de doctrines, je suis libre…
D’un point de vue personnel, l’auto-détermination, c’est choisir librement sa conduite et ses opinions en-dehors de toute pression extérieure. Je ne suis pas manipulé(e) par un système extérieur à moi lorsque je prends des décisions, j’agis alors de ma propre volonté. Mais dans quelle mesure les choix que je fais dans un univers d’algorithmes sont-ils faits librement?
Subir l’influence du jugement des autres est une chose, mais subir une influence par le moyen d’algorithmes, en est une autre.
On entre alors dans ce qu’on condamne comme étant la pensée systémique. Nos jugements sont altérés par les pensées dominantes qui nous parviennent de manière organisée. On dit parfois, de manière organique. Par exemple, notre opinion peut être modifiée par les opinions dominantes qui apparaissent sur les fils d’actualités. On peut penser aux publicités micro-ciblées qui fonctionnent aux moyens d’algorithmes.
AUTOLIMITATION DE LA LIBERTÉ
Parler de liberté, c’est avant tout parler de liberté politique. Notre liberté, qui consiste à prendre des décisions en dehors de toute pression, a des limites. Elle s’exerce dans un cadre social où le respect de la liberté des autres est aussi important.
De plus, bien que la liberté d’expression nous soit chère, notre liberté de pensée est plus fondamentale.
Cette liberté a été instituée pour nous affranchir des dogmes de la religion. Elle nous donne le droit de penser par nous-mêmes. Mais cette liberté ne peut pas être une arme et, pour reprendre les paroles de Rousseau, elle se limite là où commence celle des autres.
Être libre ne signifie pas : agir comme je veux en autant que je ne contrevienne à aucune règle. Que se passerait-il en l’absence de règles de conduite? On ne peut pas parler de hors-la-loi dans un macrocosme encore non légiféré. Il est à constater que l’industrie de l’IA est encore très peu réglementée due à ses constantes nouveautés.
En l’absence de règles et au nom de la liberté, un individu pourrait-il alors agir contre sa propre morale? Choisir, par exemple, de voler quelqu’un parce que ça n’est légalement pas impossible? L’important étant de ne pas obtenir de sanction, ou une sanction pesant moins lourd que l’acte commis. Est-ce ainsi que la liberté est perçue?
La liberté, est-ce un calcul rationnel?
La liberté est-elle évaluée selon un calcul d’équilibre entre la somme des plaisirs recueillis contre les peines à prévoir? La valeur d’un acte étant alors jugée selon son utilité pour servir les intérêts individuels. Du point de vue technologique, cette évaluation a des conséquences.
Ainsi, un individu pourrait librement utiliser des applications de profilage pour faire du voyeurisme. Il servirait son intérêt privé dans l’anonymat. Ce qui nous paraît à tous condamnable. Pourtant, des applications de ce type circulent librement.
INDÉPENDANCE FACE À L’IA
La liberté c’est aussi l’indépendance. L’usage quotidien des objets technologiques crée des habitudes et inévitablement des accoutumances. Est-ce que la liberté serait, par exemple, de choisir d’abandonner son cellulaire pour une certaine durée? Ce serait une bien faible définition de la liberté et la confondre avec le renoncement à une dépendance.
« L’humain devenant de plus en plus manipulable, son autonomie et sa responsabilité sont remises en question.»
Gaspard Koenig, philosophe, fondateur du think tank GenerationLibre
Nous serions révoltés de nous voir implanter une puce dans notre organisme. Cependant, notre cellulaire nous accompagne tout autant qu’une puce. Comme objet technologique, il est devenu une extension de nous-même. Nous ne nous en séparons plus ou très peu.
UNE LIBERTÉ MODÉLISÉE PAR L’IA
Pourrait-on parler alors de liberté systémique? Est-ce absurde? Dans une vision algorithmique du monde, tous les phénomènes sont expliqués par des systèmes. Ces systèmes répondent à des lois physiques. Selon cette interprétation du monde, tout événement peut être rationnellement prédit. Cette prédiction se fait entièrement à partir des données recueillies et des lois de la physique.
Il serait donc possible d’expliquer et de prévoir tous les comportements humains. Ainsi, on voit que la pensée algorithmique du monde ne laisse que très peu de place à la liberté individuelle. Modéliser la liberté nous semble alors porter un non-sens.
Le philosophe Gaspard Koenig analyse cette problématique de la liberté à l’intérieur des systèmes actuels d’intelligence artificielle. Il utilise l’analogie de nos déplacements rendus organiques par nos outils de localisation pour expliquer nos comportements systémiques. Selon lui, « les systèmes de l’IA nous incitent à nous comporter dans la norme, à l’image d’un trajet par une application GPS qui nous oblige à prendre le chemin le plus court sans déviation possible ».
« On touche ici à une remise en question du droit à l’errance de l’individu, et donc à son libre arbitre. »
Notre liberté individuelle n’est-elle alors qu’une illusion? « Les humains se trompent quand ils se croient libres» nous dit Spinoza. Le philosophe poursuit: « Cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés ».
CONCLUSION
La discussion reste ouverte. Il y a des enjeux éthiques à cette redéfinition de notre liberté individuelle. Les termes de racisme systémique doivent être compris dans cette redéfinition. Par ailleurs, quand on parle de conspiration, on doit se demander de quelle liberté elle implique une privation.
Notre autonomie de pensée est remise en question. La place du libre arbitre face à la systématisation de la société ouvre des débats de fond entre les psychologues, les neurologues et les philosophes de l’intelligence artificielle.
BIBLIOGRAPHIE
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