Avec COVI, Mila joue à l’équilibriste ambitieux. L’application de traçage de l’Institut québécois d’intelligence artificielle devra jongler avec des accusations de surveillance de masse et le risque d’une indifférence générale.
Le traçage?
L’objectif premier de COVI est de mener à des confinements personnalisés plutôt qu’à un confinement strict et collectif. Pour ce faire, l’application, conçue par les équipes de Yoshua Bengio, avertit les utilisateurs s’ils ont récemment été à deux mètres d’un autre usager infecté ou soupçonné de l’être, avec la technologie Bluetooth.
Mila a opté pour le Bluetooth parce que le téléphone ne fait qu’enregistrer la rencontre avec un autre utilisateur, plutôt que de suivre le parcours quotidien des citoyens via la géolocalisation par GPS.
Les niveaux de risque se transforment en recommandations
Au lieu d’envoyer des niveaux de risques associés à des couleurs alarmantes, les utilisateurs concernés reçoivent des recommandations.
Il y a quatre niveaux de recommandations. L’outil de Mila incite d’abord les individus à adopter des mesures hygiéniques de base comme se laver les mains, et on peut finir par recommander le test de dépistage ou la quarantaine. Les utilisatrices qui ne suivent pas les recommandations ne risquent rien, sinon de fournir des données inefficaces à l’application.
“Ce qu’on voit,” explique Valérie Pisano, Présidente et Chef de la direction chez MILA, “C’est qu’il y a un très haut taux de gens qui se conforment aux mesures recommandées quand elles savent qu’elles sont infectées.
“Selon les sondages,” poursuit Valérie Pisano, “au-dessus de 80% de gens ne prennent pas ces risques.”
Connais-toi toi-même
L’utilisateur fournit volontairement toutes les informations à son sujet, que ce soit âge, sexe, symptômes, résultat de test ou autre. Les informations sur le téléphone sont supprimées à des intervalles réguliers, et aucun détail associé au porteur potentiel du virus n’est communiqué au téléphone qui le croise. Comme Hinge, l’application de rencontre, COVI est conçue afin d’être supprimée.
Vie privée versus sécurité
L’exemple le plus probant de l’équilibre ingrat entre le respect de la vie privée et la promotion de la santé publique, c’est le délai d’environ un jour qui existe entre le contact et l’avertissement. On essaie ainsi d’empêcher de déterminer à quel moment précis le contact a été établi, afin d’éviter la stigmatisation des personnes atteintes.
“Des compromis comme ça, on en a fait à chaque détour, et on a toujours erré du côté de la vie privée,” admet la Présidente de Mila. “Des choix comme ça ou on s’est dit ça aurait été le fun, mais on en a fait le sacrifice.”
Alors que le virus est le plus transmissible dans sa période d’incubation, une journée peut être cruciale en matière de contagion ou non. Mais Mila fait le pari du délai dans un objectif avoué de protection des personnes vulnérables qui pourraient ainsi être ostracisées par des employeurs, des commerçants ou des proches.
Learn, baby learn.
L’usager peut également consentir à ce que ses informations cryptographiées soient envoyées au système d’intelligence artificielle de COVI. L’IA créé ensuite des modèles épidémiologiques qui permettent de prédire et planifier.
“Quand le système a compris comment le virus se propage, on peut envisager des scénarios comme le retour aux universités,” explique Valérie Pisano. “On peut faire une cartographie des éclosions, voir où les niveaux de risques continuent d’augmenter. On pourrait intervenir auprès d’une communauté quatre à six jours avant le déploiement de l’éclosion.” rajoute-t-elle.
Sortir du laboratoire
“Ma plus grande réserve est surtout sociale”, explique Anne-Sophie Letellier. La Co-directrice des communications chez Crypto.Québec se dit inquiète face aux enjeux de fracture numérique et de marginalisation.
“Les personnes les plus vulnérables, les personnes âgées, dans des situations précaires, sont surreprésentées dans les personnes qui n’ont pas de téléphone intelligent.”
Selon du data colligé récemment, ce sont ces mêmes populations, peu susceptibles d’être réceptives à l’application, qui sont le plus ciblées par le virus à Montréal. “Il faudrait concevoir ces applications avec eux et pas seulement pour eux”, observe Anne-Sophie Letellier.
François Laviolette fait écho à ces réserves. “Il faut qu’il y ait des sociologues, psychologues et juristes qui réfléchissent à ce genre d’implantation technologique dans une société,” explique le directeur du Centre de recherche en données massives de l’Université Laval. “Il faut bien comprendre comment cette technologie pourrait s’intégrer de façon harmonieuse dans la société.”
Il est à souligner que l’application qui devrait être disponible début juin, le sera également dans plusieurs langues des Premières Nations.
C’est pas gagné d’avance
Une vingtaine de pays lancent en ce moment des applications de traçage, aux atteintes à la vie privée variable et aux résultats souvent mitigés. La France et l’Italie représentent bien des pays qui ont connu des écueils avec leurs premières tentatives, tandis que la Corée du Sud et Singapour ont connu des résultats plus encourageants, en partie grâce à l’adoption plus universalisée des applications.
“Les applications de traçage de contact font pas l’unanimité,” explique la directrice des communications de Crypto.Québec. “On se rend compte qu’elles ne marchent pas. Y a aucun cas de succès en ce moment.”
Apple et Google lancent conjointement une plateforme vouée au même objectif, avec comme avantage comparatif une utilisation plus optimale de la technologie bluetooth.
Embarques-tu?
Mais ce n’est pas parce que l’arme est imparfaite qu’il faut éviter de sauter dans l’arène.
“Ne pas utiliser COVI pourrait être pire que l’utiliser”, conclut François Laviolette.
“Si la population n’embarque pas, la technologie ne marchera pas. C’est un gros projet de société, il faut commencer quelque part, et c’est ce que COVI propose.”
Selon le White Paper de Mila, COVI est développée avec le soutien de l’UNESCO, applique les principes de la Déclaration commune des commissaires fédéral, provinciaux et territoriaux à la protection de la vie privée, et adhère à la la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle.