La fermeture de BuzzFeed News, Vice Média qui s’est placé sous la protection de la loi américaine sur les faillites, et le déclin imminent de tant d’autres sites de nouvelles, accéléré par les représailles post-adoption du projet de loi C-18, nous ont fait réaliser que, finalement, les médias numériques n’étaient pas aussi résilients qu’on le croyait — un éveil tardif à une réalité qui se dessine depuis des années…
C’était facile à prévoir. Tout comme la télé, les médias numériques subissent le contrecoup d’une dépendance au contenu de masse instantané, offert au travers des géants du Web que sont les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM). Plus attrayants que jamais, des outils de pseudo-référence, reposant sur des médiums insolites, s’y sont imposés comme nouveaux moyens d’informer (ou mésinformer) la population, et, plus particulièrement, les jeunes, affectant le métier des journalistes et de la presse à plusieurs égards. Pensons aux influenceurs sur TikTok, ou encore au modèle de langage GPT-4 qui relève de l’intelligence artificielle. Mais les signes avant-coureurs de cette chute, qui ne datent pas d’hier, auraient dû nous faire réagir plus tôt.
La montée des influenceurs
Dans les dernières années, plusieurs médias traditionnels croyaient avoir trouvé une solution pour accroître leur communauté d’abonnés, en un format qui se voulait être le compromis entre la radio et le web : le balado. Aujourd’hui, ils ont de quoi déchanter. À quoi bon se fatiguer à monter, produire et promouvoir une série de balados dans les règles de l’art, quand un influenceur ou un « journaliste TikTok » peut générer 100 fois plus d’impressions avec une vidéo de quelques secondes ? C’est que la vidéo TikTok, elle, ne coûte rien à produire, coûte à peine plus à promouvoir, et bénéficie d’une variété de filtres sophistiqués s’apparentant presque aux effets spéciaux des plus grandes productions. Ainsi avons-nous vu, dans la dernière année, des appels aux candidatures pour un poste de « journaliste TikTok » faire leur apparition sur les sites d’emplois.
« À quoi bon se fatiguer à monter, produire et promouvoir une série de balados dans les règles de l’art, quand un influenceur ou un ‘journaliste TikTok’ peut générer 100 fois plus d’impressions avec une vidéo de quelques secondes ? »
– Chloé-Anne Touma
Un sondage mené par la Fondation canadienne pour l’innovation, en partenariat avec l’Acfas, a d’ailleurs révélé que 73 % des jeunes Canadiens de 18 à 24 ans suivaient au moins un influenceur sur les réseaux sociaux ayant exprimé des opinions jugées incompatibles avec les théories scientifiques reconnues, à défaut de s’en remettre aux experts ou médias spécialisés. Ce constat rappelle l’importance de former les journalistes afin qu’ils développent une expertise dans le domaine, et soient à même de couvrir les sujets scientifiques, que ce soit au travers de TikTok ou de leurs canaux habituels, sans quoi ils ne pourront se réapproprier le rôle d’informateurs-vulgarisateurs, et se feront dépasser par les véhicules de la fausse nouvelle.
La faible rentabilité des publicités en ligne
Et que dire du modèle économique qui nous offre du contenu gratuit à outrance, aussi bien sur le fil d’actualité des réseaux sociaux que dans la section nouvelles des moteurs de recherche ? Celui-là n’a généré, pour nos médias, que de faibles retombées financières. Pas étonnant, puisque 80 % des revenus publicitaires numériques de la dernière décennie au Canada ont été siphonnés par les GAFAM.
Quand nous voulions rentabiliser la diffusion web de nos reportages, les internautes intolérants aux publicités ont en effet compris qu’ils n’avaient qu’à ajouter un bloqueur sur leur navigateur web pour ne pas les subir. En arroseurs arrosés, ils se sont heurtés aux grands moyens des médias d’élite, qui ont alors riposté. Ces derniers ont investi dans la détection des bloqueurs, ont empêché les internautes de consommer du contenu web et de voir des vidéos sans pub, et ont limité leur accès gratuit à quelques articles par semaine. Or, très vite, les amateurs les plus férus de ce type de consommation, fluide et gratuit, ont déjoué leurs radars en changeant d’adresse IP, grâce à un VPN gratuit, renouvelant ainsi à l’infini leur permis de gratuité.
La découvrabilité des médias à la merci des GAFAM
Dans ces conditions, il devenait alors déjà très difficile pour les nouveaux et petits médias numériques de rentabiliser leurs contenus. Mais ces médias dits « émergents », qu’ils soient indépendants ou non, souffraient également d’une sous-représentation, luttant contre des algorithmes de recommandation, pas si intelligents que ça…
« Nos algorithmes sont programmés pour privilégier le contenu le plus utile, pertinent, frais et de notoriété. Bien que le contenu puisse répondre à ces critères, il arrive qu’il ne s’affiche pas dans les résultats. »
Mal référencés par Google News, les médias de moins de cinq ans étaient en effet nombreux à se plaindre d’un problème d’indexation à la section de nouvelles de Google. Car depuis les mises à jour de son algorithme, survenues bien avant le projet de loi C-18, Google filtre le contenu de ces médias, même lorsque reconnus pour leur qualité et leur fiabilité à l’échelle nationale. « Nos algorithmes sont programmés pour privilégier le contenu le plus utile, pertinent, frais et de notoriété. Bien que le contenu puisse répondre à ces critères, il arrive qu’il ne s’affiche pas dans les résultats », d’admettre les agents du service de soutien chez Google.
Ce processus de sélection fait penser aux méthodes de Meta, condamnées à la fin de l’année 2022 par son conseil de surveillance, qui avait jugé que la plateforme exerçait des pratiques de censure injustes selon des critères délibérément arbitraires. Quelques mois plus tard, refusant de payer une taxe sur la diffusion des contenus journalistiques canadiens, Meta a mis sa menace à exécution, avant même l’adoption du projet de loi C-18, testant la censure du partage du contenu de certains journalistes.
À la fin du mois de juin, ce fut au tour de Google d’annoncer qu’il supprimerait les liens vers les nouvelles canadiennes sur son moteur de recherche, annulant aussi ses accords existants avec les éditeurs. « Nous avons signifié au gouvernement que lorsque la loi entrera en vigueur, nous devrons malheureusement supprimer les liens vers les nouvelles canadiennes de nos produits Search, News et Discover au Canada, et que le projet C-18 nous empêchera de continuer à proposer notre produit Vitrine Google Actualités au Canada », a indiqué le géant numérique.
Les effets contre-productifs de ce projet de loi ont forcé les Canadiens à s’habituer à l’absence de nouvelles sur les plateformes qu’ils consultent au quotidien, et les médias, à une baisse importante de trafic et de revenus.
La notion de propriété intellectuelle
S’il a beaucoup été question des risques de désinformation liés à ChatGPT, cet outil d’Open AI qui recrache des informations parfois erronées dans un langage parfaitement cohérent et d’apparence crédible, l’enjeu du droit d’auteur a également été soulevé, puisqu’aucune mention ne crédite les auteurs des contenus, parfois journalistiques, auquel l’outil se réfère lorsqu’il converse avec son utilisateur.
Mais le plagiat numérique n’en est pas à ses débuts avec l’élan de l’IA, puisque de nombreuses bases d’archives sont copiées pour le compte de sites usurpateurs… Plus récemment, dans leur paresse montante, les journalistes des médias d’élite en sont venus à faire exactement ce contre quoi ils se dressaient : reprendre ou copier des phrases originales chez le média concurrent en période d’élections, d’annonce de budget ou autre événement à forte médiatisation; à s’en remettre à ChatGPT pour rédiger des contenus ou une série d’articles, sinon à lui faire des entrevues; puis à s’en remettre à Midjourney pour générer des images de une, se distinguant à peu de chose près des œuvres originales que l’IA a combinées. Les GAFAM, disons-le, ont rendu les journalistes plus paresseux qu’ils ne veulent l’admettre.
Là où il faut nuancer
Mais puisqu’il faut quand même parler du positif, si les GAFAM et les TikTok de ce monde présentent de sérieuses carences en matière d’encadrement, ils contribuent aussi, à leur manière, à l’épanouissement de la diversité des contenus. Car pour beaucoup de journalistes de la relève, friands d’expérimentation, et plusieurs médias alternatifs, pouvoir compter sur les outils de création gratuits qu’offrent ces plateformes évolutives leur permet de se démarquer. C’est aussi une manière de faire la compétition aux médias plus traditionnels, à qui l’on reproche depuis longtemps de ne pas faire de place aux nouveaux, de ne pas se renouveler, et de favoriser une chasse-gardée au détriment de l’inclusion de la diversité, aussi bien culturelle que professionnelle ou intellectuelle. Il faudra donc en tirer des leçons, et s’accorder aux réalités actuelles pour faire des nouveaux outils numériques nos alliés, à défaut de pouvoir rentrer le génie dans la bouteille et lui faire concurrence…
La contre-attaque : le gel des achats de publicités gouvernementales sur les réseaux sociaux
Depuis hier, les gouvernements du Canada et du Québec, les Villes de Québec, Montréal et Longueuil, et une longue liste de médias québécois suspendent l’achat de publicités sur Facebook et Instagram pour riposter contre la censure des nouvelles canadiennes par le géant du web.
« En solidarité avec les médias, la décision a été prise de cesser toute publicité du gouvernement sur Facebook, le temps que Meta reprenne les discussions sur l’application de la loi C-18. Aucune entreprise n’est au-dessus des lois », a tweeté le premier ministre du Québec, François Legault. « Le refus de Meta de partager l’information journalistique est très préoccupant », a quant à elle signifié la mairesse de Montréal, Valérie Plante.
Cette initiative pourrait avoir du bon et créer un précédent, forçant éventuellement les géants du web à revoir leur modèle d’affaires.
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Crédit Image à la Une : Brett Jordan, Pexels