Publié par Alan Turing en 1950, Computing Machinery and Intelligence est devenu le texte de référence d’un bon nombre d’informaticiens. Dans la revue MIND, il commence par: “Je propose d’examiner la question: la machine peut-elle penser ?”. De là, Benoît Leblanc positionne les travaux du célèbre mathématicien à la base de l’intelligence artificielle. Ce spécialiste de l’IA a accepté de répondre à cette grande interrogation en consacrant un peu de son savoir à CScience IA.
PRÉAMBULE
Benoît Leblanc : je relis régulièrement l’article de Turing et m’en sert très fréquemment dans mes cours d’intelligence artificielle. Cet article reste vraiment fondateur et visionnaire de la discipline. Ensuite, je pense qu’il faut regarder de deux façons ce test de l’imitation.
Le défi de la programmation
D’un côté, les progrès de la communauté scientifique, avec l’intelligence en ligne de mire ainsi que des réalisations comme Eliza, la Chambre Chinoise ou encore, le prix Loebner . Et comme vous le soulignez, la voie dessinée par Turing a largement motivé le développement des agents conversationnels.
D’un autre côté, nous avons le volet le plus intéressant car bien moins popularisé, la question de la motivation de Turing pour développer un tel test. On peut recouper certains faits et avancer ces hypothèses :
Le test proposé par Turing met en jeu deux personnes, tous les tests réalisés depuis sur les machines ne font pas véritablement cette mise en scène et se concentrent uniquement sur l’algo développé pour se faire passer pour un humain. Pourtant Turing précise bien que le seul argument qui puisse mettre en défaut son test serait l’existence de capacités extra-sensorielles entre les deux personnes, capacités que la machine n’obtiendrait pas.
Identifier le genre ?
Le test proposé par Turing peut aussi se voir comme une recherche destinée à déterminer les questions qui permettraient de dissocier un homme d’une femme. Turing était homosexuel et c’est sans doute un genre de questionnement qu’il se posait. Turing se posait certainement des questions existentielles et, comme beaucoup d’informaticiens depuis, se demandait quels sont les éléments tangibles, dont programmables, qui puissent distinguer un humain d’un automate.
CScience IA : Quel est votre point de vue sur les avancées technologiques depuis Eliza et Eugène Goostman ?
Les agents conversationnels sont bien un enjeu et une actualité de la recherche en IA. Avec Watson Debater (IBM) notamment, les prouesses réalisées depuis deux ou trois ans sont bluffantes. Là où Eliza se contentait d’aiguiller les réponses vers des questions composées, Watson Debater va constituer une argumentation en relevant des faits évalués positivement ou négativement sur le sujet traité. Puis, le programme va organiser ces éléments pour les placer dans la “conversation”. Personnellement, je trouve que le terme de “conversation” est au-delà des réalités. La conversation suppose une réflexion et une adaptation à la situation qui relève de la compréhension, capacité impossible pour une machine. La sémantique est encore hors du champ accessible par les machines et nous n’avons pas vraiment de meilleure piste qu’il y a cinquante ans pour aborder le sujet.
CScience IA : À la fin de sa vie, quelle est la position exacte d’Alan Turing par rapport au potentiel des robots?
Benoît Leblanc : D’abord, Turing était un mathématicien, très enfermé dans ses pensées concrètes. Sa machine est une sorte de concentré de ce que peut être le traitement formel des informations. Aussi je pense qu’il ne se souciait guère des robots en eux-même mais était plutôt intéressé par le côté formel des traitements possibles. D’ailleurs, les mathématiciens qui lui ont succédé se sont plus posé des problèmes théoriques de finitude des traitements ou de complexité des algorithmes que de savoir ce que cela impliquerait dans une machine de type “robot”. A la fin de sa vie Turing travaillait sur la morphogénèse et sur le lien entre information et biologie. James Watson et Francis Crick ont mis en évidence la structure en double hélice de l’ADN effectuée en 1953.
CScience IA : Peut-on prétendre à une conscience sachant que, le robot reformule à partir des conversations antérieures et des algorithmes ce que son interlocuteur lui dit.
Benoît Leblanc : Non, le débat sur l’IA forte n’a à mon sens aucun intérêt. Les machines restent des machines et ne sont pas conscientes. Nous n’avons d’ailleurs pas le début d’une piste de ce qu’il faut faire pour les rendre conscientes.
«On continue à simuler des choses inspirées du vivant mais le “mystère de la vie” reste entier.» – Benoît Leblanc, Directeur de l’École nationale supérieure de cognitique de Bordeaux
Par exemple, prenez une plante. Décomposez ses parties, puis remontez le tout et vous verrez que ce n’est plus de l’ordre du vivant. La conscience peut-elle se détacher du vivant ? Nous n’en savons rien et cela reste soit un problème philosophique, soit une posture de scientifique. On ne peut pas dire qu’un programme est raciste car il n’a pas d’intention, il reproduit ou s’adapte à partir de ce que l’on lui a donné.
Pour en savoir plus, retrouvez nos articles : Un pionnier nommé Turing et Alan Turing, le tragique destin d’un génie des maths