11 mai 1997, le champion d’échecs Garry Kasparov perd la sixième partie d’un match historique. Deep Blue gagne en seulement 19 coups, laissant son adversaire sous le choc. Mais que s’est-il passé ? Comment la machine a pu gagner un match contre le meilleur humain de la discipline ? À vrai dire, cette victoire doit beaucoup plus au hasard qu’à une implacable domination de la machine. Cette journée de printemps a surtout été une victoire pour les pères fondateurs du Deep Learning et le début d’une renaissance de l’IA après sa période d’hibernation.
Tout commence en février 1996 quand les ingénieurs d’IBM veulent tester, et donner un coup de projecteur, à leur « supercalculateur » conçu dans le but de jouer aux échecs. Le nom Deep Blue fait référence au « Deep thought » du Guide du voyageur galactique et de « Big Blue » le surnom d’IBM. Comme d’autres “supercalculateurs”, Deep Blue est d’une puissance incroyable pour son époque. Avec 1,4 tonne de matériel informatique pour sauvegarder un programme d’échecs écrit en C et capable de calculer jusqu’à 200 millions de positions potentielles par seconde, il peut calculer jusqu’à 40 coups à venir. Avant la rencontre, l’ordinateur a absorbé des centaines de milliers de parties jouées par les plus grands maîtres de l’histoire, dont Kasparov lui-même.
Cette machine peut jouer aux échecs certes, mais peut-elle battre le meilleur de cette discipline ? C’est ainsi que le champion russe, Garry Kasparov est invité à rejouer contre l’ordinateur dans un hôtel de Philadelphie, en février 1996; il avait déjà gagné une fois contre la première version de celui-ci. Concrètement, si le calculateur décide de ses coups à jouer, c’est un ingénieur d’IBM qui actionne les pièces de l’échiquier. Lors du premier match, l’humain conserve sa supériorité et l’emporte avec trois parties gagnées, deux nulles et une perdue.
L’année suivante, ce fameux 11 mai 1997, Garry Kasparov arrive donc confiant, il annonce même devant le parterre de journalistes que «l’ordinateur ne sera jamais plus fort que l’homme». Du côté d’IBM, ses ingénieurs arrivent avec Deeper Blue, la nouvelle version de leur machine, dont la puissance de calcul a été multipliée par deux.
Le coup inexplicable qui va faire perdre le champion du monde
Paradoxalement, ce ne sont pas les avantages techniques qui vont faire gagner Deeper Blue, mais bien une faiblesse, typiquement humaine. Alors que la première partie s’achève, l’ordinateur joue un coup que Kasparov n’arrive pas à comprendre. Ce qui vient complètement perturber le champion d’échecs qui commence à se demander si cette manoeuvre contre-intuitive est le signe d’une intelligence supérieure. Déstabilisé, Garry Kasparov ne pense plus à jouer pour gagner, il dépense alors toute son énergie pour tester « l’intelligence » de la machine.
Dans un article du Figaro datant du 13 mai 1997, Aldo Haik, un joueur d’échecs français, cherche une première explication à cette défaite : « Nerveusement épuisé, Kasparov s’est «suicidé» dès l’ouverture, dimanche, en avançant un pion à h6, une faute archiconnue qui procure à l’adversaire une attaque gagnante. Deeper Blue n’a eu qu’à puiser dans sa «mémoire» et, en 19 coups, l’affaire était réglée […] Incapable de gagner une seule des troisième, quatrième et cinquième parties, dans lesquelles il avait un réel avantage, Kasparov a été terriblement choqué par la perte de la seconde partie et son abandon injustifié alors qu’il pouvait forcer le nul. Dans cette partie, Deeper Blue a joué plusieurs coups étonnants de la part d’une machine. Dès lors, Kasparov, oubliant que sa tâche était «seulement» de gagner, a dépensé toute son énergie à vouloir percer le mystère. D’ailleurs, dans toutes ses déclarations ultérieures, Kasparov fera référence au jeu de Deeper Blue dans cette seconde partie qu’il ne parvient pas à s’expliquer. Cette obsession sera la cause de son jeu médiocre jusqu’au KO final. » Mais pour le chroniqueur d’échecs, la victoire de la machine est toute relative : « D’un point de vue sportif, la victoire de Deeper Blue est impeccable. En six parties, il est parvenu à terrasser le meilleur joueur d’échecs de la planète. Il n’empêche que sur le plan échiquéen on a surtout assisté à un effondrement de Kasparov et les qualités de l’ordinateur sont encore à démontrer. Pour cela, ces six parties sont insuffisantes et on peut espérer qu’IBM le soumette à d’autres épreuves, face à des adversaires variés ». Ce soir-là, sous le choc, Garry Kasparov quitte la table et reste longtemps obsédé par ce mystère.
Deeper Blue a gagné grâce à un bug informatique, les échecs sont encore loin d’être totalement résolus
Le mystère est percé en 2012 par Nate Silver dans son livre “The signal and the noise”. Le statisticien américain explique que ce coup inexplicable provient d’un bogue. Sur les centaines de millions de combinaisons calculées, la machine ne serait pas parvenue à se décider pour un déplacement plutôt qu’un autre et aurait donc joué au hasard en sacrifiant un pion. Cette simple erreur va lui faire gagner un ascendant psychologique sur son adversaire humain et le mener à sa défaite. Ce que Kasparov a pris pour « un signe d’intelligence supérieure » ne serait donc qu’un bogue.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Peut-on considérer que la machine est meilleure aux échecs que l’être humain ? Oui et non. Si les spécialistes s’accordent à dire qu’il y a une certaine domination de la machine, le jeu d’échecs n’a pas été totalement résolu. C’est-à-dire que l’ordinateur ne connaît pas toutes les combinaisons possibles et ne peut ainsi réaliser la partie « parfaite » du premier au dernier coup, en toutes circonstances.
Selon le mathématicien Claude Shannon, l’un des pères fondateurs de la théorie de l’information, il y aurait environ 10^120 parties « intéressantes » à jouer. Pour arriver à ce résultat, il prend une moyenne de 40 coups dans une partie, avec en moyenne 30 possibilités de mouvements pour chaque joueur, soit (30×30)^40 combinaisons. Mais si l’on prend l’ensemble des parties possibles en tenant compte de la règle des 50 coups, on obtient un nombre encore bien plus grand. Ce qui est encore beaucoup trop important pour être entièrement stocké dans un ordinateur.
Ce n’est donc pas une victoire de la machine contre l’homme, mais celle d’une équipe d’humain contre un seul homme. Et ce fut surtout, à l’époque de Deep Blue, une victoire de ceux qui croyaient en l’avenir de l’IA envers et contre tout. Car ce match a mis en lumière les possibilités offertes par l’apprentissage automatique et marque un regain d’intérêt pour cette discipline longtemps délaissée.
Si certains voient en la victoire d’une machine aux échecs comme une preuve d’intelligence, il ne faut pas oublier que c’est avant tout dû à une suite de calculs, programmés par des ingénieurs. Il s’agit d’un apprentissage supervisé rappelle-t-on chez Google, à l’origine d’Alpha Go, la machine qui a battu un humain au jeu de Go : « Nous sommes encore loin d’une machine qui peut apprendre à effectuer avec souplesse la gamme complète des tâches intellectuelles d’un être humain, ce qui est peut-être la marque de la vraie intelligence générale artificielle ou intelligence artificielle forte » Yann Le Cun, l’un des pères fondateurs du Deep Learning rappelle également que la machine est encore loin d’atteindre l’intelligence d’un être vivant : « Comme je le dis souvent, nous ne connaissons toujours pas les principes de l’apprentissage prédictif (aussi appelé apprentissage non supervisé). C’est ce type d’apprentissage qui permet aux humains (et aux animaux) d’acquérir du bon sens ».
Quant à Garry Kasparov, après avoir été champion du monde pendant 15 années consécutives entre 1985 et 2000, il prend sa retraite du monde des échecs pour se consacrer à ses engagements politiques contre Vladimir Poutine. Aujourd’hui, 23 ans après sa défaite contre la machine, il a fait la paix avec l’intelligence artificielle. Dans une entrevue à Wired, il décrit ce match comme « une expérience déplaisante » qui l’a aidé « à comprendre le futur de la collaboration homme-machine. » Il se considère comme le « premier travailleur intellectuel dont le métier a été menacé par une machine. » Pas rancunier, il a lui-même aidé DeepMind à comprendre les faiblesses potentielles d’AlphaZero. Ainsi, il estime que le rôle de l’humain sera celui de comprendre comment tirer le meilleur parti des machines.
Dans une conférence TED, Garry Kasparov revient sur ses matchs contre IBM et expose ses réflexions sur l’intelligence artificielle.