L’éclipse du 8 avril : une « occasion manquée » pour certains, un « casse-tête » pour d’autres

L’éclipse du 8 avril : une « occasion manquée » pour certains, un « casse-tête » pour d’autres

Chaque semaine depuis le mois de février, des centres de services scolaire (CSS) annoncent la fermeture de leurs écoles le 8 avril en vue de l’éclipse totale, qui aura lieu en après-midi de la même journée, décision qui, selon des organismes et de nombreux professeurs, est un gage d’ignorance. À deux jours de l’éclipse, qu’une pléthore de scientifiques, enseignants, journalistes et chroniqueurs qualifient d’ « occasion manquée » pour certaines écoles et leur centres de services scolaires d’intéresser autrement les enfants à la science, certains rappellent quant à eux les enjeux qui en font surtout un casse-tête en termes de sécurité, et dont les conséquences potentielles ne sont pas à balayer du revers de la main.

Un reportage d’Édouard Desroches, mené en collaboration avec Chloé-Anne Touma.


Ce n’est plus un secret que la majorité des enfants au Québec regarderont le ciel s’assombrir à la maison, alors que certains le feront en compagnie de leurs camarades de classe. Tous les élèves du Québec n’auront pas droit à la même expérience. Pourquoi ? C’est un enjeu de sécurité, selon la plupart des CSS.

En entrevue à l’émission Le 15-18 de Radio-Canada, Caroline Dupré, présidente-directrice générale de la Fédération des centres de services scolaires du Québec (FCSSQ), rappelle que « l’école a une responsabilité légale d’assurer la sécurité des élèves », et insiste sur le fait que c’est plutôt le moment de la journée durant lequel l’éclipse se produira, soit en après-midi, qui pose problème. Vers 15h25, soit à l’apogée du spectacle céleste, plusieurs élèves quitteront l’école pour prendre l’autobus, et il serait difficile d’assurer leur sécurité en transport scolaire dans ces conditions.

Ayant annoncé que ses écoles fermeraient le 8 avril, le Centre de services scolaires des Laurentides mentionne, dans un communiqué du 11 mars, qu’« il aurait été difficile d’assurer, hors de tout doute, la sécurité de l’ensemble de [ses] élèves afin d’éviter les risques liés à l’observation non sécuritaire de ce phénomène ». On parle de mesures préventives pour limiter les risques pour les yeux et éviter d’avoir à gérer la logistique entourant la sécurité des enfants. Mais ces défis d’organisation sont-ils aussi ingérables que les CSS le soutiennent ? L’Association pour l’enseignement de la science et de la technologie au Québec (AESTQ) croit que non.

L’ampleur du problème exagérée ?

Camille Turcotte. (Photo d’archives, AESTQ)

Selon Camille Turcotte, directrice générale de l’AESTQ, « Il y a vraiment un problème d’incompréhension de ce que c’est qu’une éclipse. Il y a une peur autour de ça qui est complètement injustifiée. C’est très très simple de regarder une éclipse. Il y a toutes sortes de façons de l’observer indirectement. Sinon, on peut l’observer avec des lunettes. Il y a vraiment une exagération. On a senti un vent de panique dans les centres de services scolaires, et les enseignants sont hyper déçus », suggère en entrevue celle qui s’est faite porte-parole de la cause sur toutes les tribunes.

« Les enseignants sont compétents. Ils savent comment donner des consignes de sécurité aux élèves. Les élèves sont capables de les respecter »

– Camille Turcotte, directrice générale de L’AESTQ

Selon elle, une école pourrait envisager de retarder la fermeture des classes dans la journée, afin que les élèves puissent être supervisés par leur professeur alors qu’ils observent l’éclipse à travers leurs lunettes. « Les enseignants sont compétents. Ils savent comment donner des consignes de sécurité aux élèves, et ils sont capables de les respecter. » Une recette d’enseignants bien formés et d’élèves bien éduqués quant au spectacle qu’ils s’apprêtent à observer éliminerait donc beaucoup des risques liés à la sécurité et à la santé.

Mais ce n’est pas l’avis de tout le monde…

PublicDomainPictures (Pixabay)

Si plusieurs acteurs de l’écosystème de l’éducation et du milieu scientifique adhèrent à ce discours, d’autres, moins convaincus, rappellent qu’à défaut d’être éliminés, les risques, même réduits, demeurent.

« On en parle depuis des mois, (mais) on insistera jamais assez sur les mesures de sécurité à prendre pour protéger nos yeux. On le sait; fixer l’éclipse sans protection adéquate peut causer des dommages permanents aux yeux », a publié sur les réseaux sociaux Jacques Thériaux, surveillant d’école.

« Parmi tous ces gérants d’estrade, combien ont mis les pieds dans une cour d’école primaire récemment? Moi, j’y suis quatre midis par semaine en tant que surveillant de diner. Mes ‘poussins’, comme je les appelle, sont vivants, remuants, parfois turbulents. Ils n’écoutent pas toujours les consignes. Certains d’entre eux ont des déficits d’attention, d’autres sont dans le spectre de l’autisme, se désorganisent à la moindre contrariété ou au trop plein d’émotions. »

– Jacques Thériault, surveillant d’école

« Depuis quelques semaines des voix s’élèvent contre la décision de certain centres de services scolaires de faire relâche cette journée-là (…) L’Association pour l’enseignement de la science et la technologie au Québec (AESTQ) parle d’une occasion d’apprentissage exceptionnel ratée. Et c’est sans compter tous les chroniqueurs d’opinion (…) qui en ont profité pour dénigrer encore l’école publique. À lire toutes ces bonnes gens, ce serait tellement simple et facile de préparer les écoliers, de leur fournir les lunettes et d’observer en toute sécurité l’éclipse du 8 avril. Quelle belle image d’Épinal, telle qu’évoquée, de 700 petits de 6 à 12 ans, bien en rang, sagement, les yeux derrières les lunettes protectrices fixant, ébahis, ce cadeau du soleil et de la lune. Parmi tous ces gérants d’estrade, combien ont mis les pieds dans une cour d’école primaire récemment? Moi, j’y suis quatre midis par semaine en tant que surveillant de diner. Mes ‘poussins’, comme je les appelle, sont vivants, remuants, parfois turbulents. Ils n’écoutent pas toujours les consignes. Certains d’entre eux ont des déficits d’attention, d’autres sont dans le spectre de l’autisme, se désorganisent à la moindre contrariété ou au trop plein d’émotions. Malgré toute la préparation, toutes les précautions, les écarts sur les directives de sécurité oculaires seraient inévitables. Thomas en première année qui enlève ses lunettes parce qu’il a chaud et qu’il a oublié la consigne, Maélie qui arrache les lunettes de Liam pour le faire fâcher, Bertrand en 5e année qui fait le pitre, les lunettes à l’envers, pour faire rire les copains, Emma qui met au défi Marion de regarder sans lunettes pendant trois secondes, et quoi encore. Ça, c’est la réalité d’une cour d’école et la mienne n’en est pas une avec beaucoup de cas problèmes (…) Je peux comprendre la déception des promoteurs de l’initiation aux sciences, mais les bonnes intentions passeraient difficilement le test de la réalité des cours d’école. Qu’un seul enfant subisse des dommages permanents aux yeux, ce serait un de trop », conclut le surveillant, ajoutant que le compromis qu’il préconise serait d’opter pour du renfort en surveillance, au service de garde à la fin des classes, de sorte que l’activité soit encadrée à sa satisfaction. « Si on me demandait d’y être, je répondrais présent. »

« J’entends les préoccupations. Là où je nuance, sans avoir d’opinion tranchée d’un seul côté en faveur ou en défaveur de l’observation de l’éclipse à l’école, c’est en faisant la promotion des mesures de sécurité car, étant moi-même atteint de cécité complète, je ne souhaite cela à personne. »

– Serge Savoie, conseiller municipal, père de famille et personne non-voyante

Serge Savoie. (Photo : Ville de Chambly)

CScience s’est entretenu avec Serge Savoie, conseiller municipal de la Ville de Chambly, père de famille, et non-voyant en raison du glaucome congénital, une maladie héréditaire et dégénérative, afin de savoir ce qu’il pensait des discours tenus dans ce débat : « Des centres de service scolaires ont reculé. C’est le cas de celui de ma fille, la Commission scolaire Riverside, qui a décidé de déplacer une journée pédagogique. Il n’y aura donc pas d’école lundi. Je pense qu’ils voulaient éviter d’avoir à gérer la situation. Si, d’un côté, je les trouve un peu frileux, de l’autre, je les comprends aussi, parce que ça arrive en plein pendant le transport scolaire pour revenir. Ma fille va à l’école à Saint-Hubert, et nous résidons à Chambly, où les autobus font deux fois le circuit. Dans ce contexte, je comprends que de changer le circuit d’autobus ne soit pas simple. À la Ville de Chambly, nous avons pris l’initiative de distribuer des lunettes protectrices, et on passe régulièrement des messages de sécurité sur le site de la Ville et sur les réseaux sociaux. On en parle aux assemblées du conseil municipal, invitant les gens à prendre toutes les précautions qui s’imposent. J’estime que c’est une activité qui doit s’organiser, le plus possible. »

Il se dit sensible au témoignage de Jacques Thériault : « Je trouve son point de vue intéressant, car il donne des exemples très concrets quant aux difficultés à prévoir en lien avec le comportement d’élèves turbulents, ou ayant des troubles de l’attention, et qui pourraient ne pas suivre les consignes. J’entends les préoccupations. Là où je nuance, sans avoir d’opinion tranchée d’un seul côté en faveur ou en défaveur de l’observation de l’éclipse à l’école, c’est en faisant la promotion des mesures de sécurité car, étant moi-même atteint de cécité complète, je ne souhaite cela à personne. » Il rappelle l’importance de responsabiliser les parents, car « l’éducation et la sensibilisation des enfants va beaucoup passer par eux », et qu’ « il est difficile pour une école de surveiller 400 élèves en fin d’après-midi ».

Pour un apprentissage et une observation sécuritaires

Ainsi, pour regarder directement une éclipse solaire de manière sécuritaire, il faut des lunettes à iso 12312-2 et, selon Mme Turcotte, leur obtention, même en grand nombre, n’est pas un problème. À la découverte de l’univers, organisme à but non lucratif, en aurait fourni un total de 35 000 au CSS de Laval, qui aurait cependant interdit à ses enseignants de les distribuer. Le CSS des Patriotes, lui, fournira des lunettes à tous ses élèves à partir de la première année du primaire.

« L’une des conditions pour un enseignement des sciences de qualité, c’est de plonger les élèves dans des contextes réels de la science […] L’éclipse était une occasion exceptionnelle d’immerger les jeunes dans une expérience scientifique réelle. »

– Camille Turcotte, directrice générale de l’AESTQ

Les difficultés de logistique se rapportant à la gestion du retour des élèves à la maison auraient pu être surmontées avec une bonne planification, réitère la directrice générale. Elle soutient que l’AESTQ s’échine depuis plus de deux ans à préparer le ministère de l’Éducation et les CSS à l’éclipse totale du 8 avril, afin d’éviter cette vague de fermetures d’école. « Il y a des centres de services scolaires qui se sont adaptés, notamment en décalant la journée. Il y en a d’autres qui ont choisi d’annuler le transport scolaire, et cette journée-là, ce sont les parents qui seront responsables d’aller chercher leurs enfants à l’école », de compléter Camille Turcotte qui, bien que lucide quant aux faibles chances de renverser les décisions des CSS qui l’ont déjà annoncé, continue d’œuvrer en ce sens :  « on essaie d’influencer comme on le peut. »

« L’une des conditions pour un enseignement des sciences de qualité, c’est de plonger les élèves dans des contextes réels de la science […] L’éclipse était une occasion exceptionnelle d’immerger les jeunes dans une expérience scientifique réelle, défend encore Mme Turcotte. On apprend sur une éclipse en l’observant beaucoup mieux qu’en la regardant dans les livres. Pour nous, il s’agissait là d’une occasion vraiment exceptionnelle de susciter la curiosité, l’émerveillement et l’éveil à la culture scientifique. C’est aussi une expérience qu’on ne vit qu’une fois dans nos vies », de conclure la DG.

Rappelons que lors de la dernière éclipse totale aux États-Unis, qui a eu lieu le 21 août 2017, environ 215 millions de citoyens américains ont assisté au spectacle. Selon le Dr. Ralph Chou, optométriste de renommée mondiale et créateur des normes d’iso des lunettes pour éclipses solaires, parmi eux, moins de 100 personnes auraient souffert de problèmes de vue en lien avec leur observation du phénomène naturel.

S’il est trop tard pour changer la décision de la plupart des CSS du Québec maintenant la fermeture de leurs écoles le 8 avril, les partisans d’une autre gestion ont jusqu’au 3 mai 2205, soit la date de la prochaine éclipse totale qui touchera le Sud du Québec, pour orienter les mentalités scolaires en faveur de l’approche qu’ils préconisent.

Crédit Image à la Une : Jongsun Lee (Unsplash) et tramijasmine (Pixabay)