Télésurveillance, contrôle et méfiance : les employés sous l’œil numérique

Télésurveillance, contrôle et méfiance : les employés sous l’œil numérique

La pandémie a causé une montée marquée de la surveillance digitale, particulièrement pour les travailleurs à distance. Qu’on y ait recours pour faire le monitorage du temps de travail des employés, évaluer leurs performances ou encore, pour tenter d’améliorer la productivité de l’entreprise, la surveillance numérique entraîne une baisse du taux de satisfaction au travail et de confiance à l’égard des employeurs, selon ce que révèlent de plus en plus de chercheurs.

Selon l’étude Surveillance du travail à distance au Canada : soutien ou surveillance de 2023 du Centre des Compétences futures, 77% des répondants indiquent une satisfaction « assez ou très élevée » en travaillant à distance; un niveau de satisfaction qui chute à 40% lorsqu’en présentiel. Cependant, cette satisfaction s’avère plus faible chez les travailleurs à distance hautement surveillés, qui rapportent « des niveaux de satisfaction au travail et de confiance envers leur employeur nettement inférieurs et des niveaux de stress plus élevés ».

60% des employés provenant de milieux syndicaux seraient surveillés au travail via des cartes à puces et des badges.

– Étude Surveillance au travail : Dénaturation, intrusivité, et bris de confiance

Si la surveillance remonte à bien avant la pandémie et les récentes grandes avancées technologiques, l’arrivée du numérique, de la data et de l’IA change drastiquement l’impact. Alors que la pandémie a « fait perdre le contrôle aux gestionnaires, particulièrement ceux qui avaient l’habitude de se fier au présentéisme, ça a créé de nouveaux besoins de contrôle organisationnel », explique Ariane Ollier-Malaterre, chercheuse et professeure au département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Ces nouveaux besoins créés chez les gestionnaires les amènent à avoir recours à « des technologies numériques (qui) collectent de plus en plus de nouvelles formes de données sur ou concernant les travailleurs, aboutissant à la quantification des activités, voire des qualités personnelles, comme les caractéristiques ou les attributs de leur personnalité, qui peuvent être utilisées pour évaluer la performance des travailleurs », tel que le souligne le rapport du Centre des Compétences futures.

Celui-ci appelle non seulement à considérer les notions de droits, de pouvoir et d’inégalité liées à la surveillance numérique, mais aussi à réfléchir au bien-être des employés surveillés.

Une technologie omniprésente

Lors de la 5e journée d’étude en éthique de l’IA CRÉ-Obvia : Surveillance, les résultats préliminaires de l’étude uqamienne Surveillance au travail : Dénaturation, intrusivité, et bris de confiance, menée auprès d’un peu plus de 200 participants, ont été présentés. Il s’agit d’une recherche partenariale avec les centrales syndicales CSN, CSQ et FTQ et le service aux collectivités UQAM.

Ariane Ollier-Malaterre, qui contribué à mener cette recherche, révèle que 60% des employés provenant de milieux syndicaux seraient surveillés au travail via des cartes à puces et des badges, que 40% le seraient via des technologies d’espionnage de leurs activités en ligne (courriels, surveillance des sites web visités, etc.), et que 28% le seraient par des caméras, tandis que 10 à 20% le seraient par des outils de géolocalisation ou d’écoute d’appels.

Ces chiffres témoignent de l’explosion en popularité de ces produits technologiques : « L’offre de marché a explosé. Rien que dans le premier trimestre de vente 2020, les ventes de patrongiciels ont quadruplé (…) Ces patrongiciels sont vendus comme étant capables de faire le travail du patron à sa place », ajoute la chercheuse, qui précise que 76% des répondants voient l’usage de cette technologie comme étant « intrusif ou très intrusif ».

La grande popularité de ces produits de télésurveillance inquiète d’autant plus en raison de la méconnaissance de ce que permettent ou non ces technologies. « Près de la moitié des travailleurs et des travailleuses ont une connaissance de leur exposition à la surveillance qui est très mauvaise, très incomplète, ce qui génère un climat de terreur qui est en plein dans le panoptique », énonce Mme Ollier-Malaterre.

Le rapport du Centre des Compétences futures précise qu’une autre des inquiétudes quant à la télésurveillance est liée aux injustices sociales. La quantité de travail surveillé aurait des « taux significativement plus élevés chez les travailleurs dont le revenu familial est inférieur à 50 000 $ (41 pour cent), les jeunes travailleurs (47 pour cent pour les 16 à 29 ans), les personnes handicapées (41 pour cent) et les travailleurs racialisés (36 pour cent) ».

Ariane Ollier-Malaterre, chercheuse et professeure au département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), présente les résultats préliminaires de l’étude uqamienne « Surveillance au travail : Dénaturation, intrusivité, et bris de confiance », dans le cadre de la 5e journée d’étude en éthique de l’IA CRÉ-Obvia : Surveillance du 2 février

Insatisfaction et abus de confiance

Les réflexions sur les enjeux de surveillance en télétravail de Roxanne Lépine, doctorante à l’Université de Montréal, sont en concordance avec les conclusions du rapport du Centre des Compétences futures. Une forte présence d’outils de télésurveillance entraînerait pour l’employé une soumission à un plus fort rapport de pouvoir, une perte de son droit à la vie privée, de son sentiment de sécurité, de son autonomie et d’imputabilité. « Si je peux pas savoir comment et quand on me regarde via un ordinateur, il y a une perte d’imputabilité parce que la personne peut regarder ce qu’elle veut, quand elle le veut, sans que l’employé ne le sache », considère Mme Lépine.

Mais les méfaits de l’usage des outils de télésurveillance n’atteignent pas que les employés. Pour les employeurs, cette forme de surveillance peut entraîner, dans une équipe, une baisse de productivité, de créativité, de motivation, d’une culture organisationnelle de confiance, en plus de risquer une production accrue de comportements proscrits.

« Ce n’est pas la présence d’outils de surveillance qui crée le stress, ce sont certaines caractéristiques des outils de surveillance, dont l’intrusivité. »

– Ariane Ollier-Malaterre, chercheuse et professeure au département d’organisation et ressources humaines de l’UQAM

Ces effets néfastes sont grandement liés au stress qu’amène l’intrusion permise par ces technologies. « Ce n’est pas la présence d’outils de surveillance qui crée le stress, ce sont certaines caractéristiques des outils de surveillance, dont l’intrusivité. On pense que l’intrusivité va créer plus de stress parce que la technoinvasion est l’une des cinq dimensions de ce qu’on appelle le technostress. L’intrusivité vient modifier les conditions d’emploi, ça vient créer une pression supplémentaire au travail. C’est une chose de travailler chez moi huit, dix ou 12 heures par jour, mais c’en est une autre de savoir que par la caméra de mon ordinateur, je suis regardée en permanence », résume Mme Ollier-Malaterre.

Le public prend sa place dans la sphère privée, alors que le chez-soi devient un lieu qui brouille les frontières entre ce qui est un lieu de travail ou non, ce qui est un espace surveillé ou non. Tout contact professionnel se numérise, laisse une trace, devient une donnée qui peut contribuer à une augmentation du stress, explique Roxanne Lépine : « Même les rapports informels, comme les conversations de machine à café, sont faits via le numérique, ce qui donne une mise en donnée complète du social. La donnée est pérenne, mesurable, partageable et consultable par un tiers et enlève le côté éphémère des rapports sociaux en face-à-face. »

Crédit Image à la Une : Unsplash