Au Québec, le secteur des sciences de la vie représente pas moins de 40 000 emplois, dont 80 % sont concentrés dans la région de Montréal. Comme dans plusieurs secteurs innovants de la province et du reste du Canada, celui de la biotechnologie foisonne de talents et d’expertises, mais rencontre des défis liés au transfert technologique et à la concurrence internationale. Pour espérer devenir le premier leader de l’industrie de la biotechnologie, les experts estiment qu’il faudrait axer la stratégie nationale sur le développement de « sociétés d’ancrage », le dépassement d’un « complexe d’infériorité » et la rétention, à la fois des talents et de la propriété intellectuelle.
Favoriser la création de sociétés d’ancrage
Le 21 février dernier, au déjeuner organisé par le Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM), les conférenciers et panélistes étaient unanimes : l’élément clé sur lequel miser pour améliorer le transfert des découvertes issues de la recherche fondamentale et appliquée vers l’industrie et la commercialisation concurrentielle, ce sont les sociétés d’ancrage.
« Le Canada est passé du statut de puissance ayant près de 10 % du revenu de l’industrie mondiale, à celui de seul grand joueur de l’industrie du Big Pharma a ne pas avoir d’ancrage solide en recherche, avec 5 % du revenu de l’industrie mondiale. »
– Gordon McCauley, président et chef de la direction d’AdMare
Dans son plus récent rapport, l’Institut AdMare, lancé en juin dernier par la firme canadienne AdMare BioInnovations, définit les sociétés d’ancrage comme étant « la marque de commerce de grappes performantes. Elles investissent massivement en recherche et développement, et sont en mesure de développer, d’assimiler et d’appliquer des connaissances en matière d’innovation; ces atouts et ces capacités sont essentiels pour favoriser le succès de la société. La notoriété d’une société d’ancrage à l’échelle mondiale lui permet d’avoir des informations exclusives sur les débouchés commerciaux, ce qui l’aide à garder sa position dominante. Une société d’ancrage interagit systématiquement avec d’autres entreprises et organisations au sein d’une grappe et sert de passerelle en reliant ses réseaux régionaux et mondiaux de partenaires, de fournisseurs, de clients et de parties prenantes. Ce faisant, les sociétés d’ancrage renforcent l’innovation au sein des grappes. »
Selon le président et chef de la direction d’AdMare, Gordon McCauley, « ce rapport fournit une preuve concrète de la capacité du secteur canadien des sciences de la vie à occuper une place de premier plan dans le monde, à condition d’y ajouter un élément important : les sociétés d’ancrage ».
Dépasser le complexe d’infériorité et se concentrer sur les forces vives et locales
Pour Elizabeth Douville, présidente-directrice générale d’IRICoR et présidente du conseil d’administration de Genome Canada, il faut voir l’écosystème universitaire comme une société d’ancrage, « parce qu’il est presque immuable, et que le temps n’y est pas une considération, tandis que le lancement d’une compagnie est associé à une durée qui a sa finalité. Le concept de société d’ancrage se rapporte en quelque sorte à la notion de vie éternelle. Alors, au démarrage d’une compagnie, on peut se questionner quant à son potentiel commercial à savoir si, dans le cas où l’on a déjà eu les moyens de ses ambitions, on les a toujours : a-t-on la patience qu’il faut ? La volonté des parties prenantes ? Je pense qu’on a le syndrome de l’imposteur, un complexe d’infériorité prononcé. »
« Le concept de société d’ancrage se rapporte en quelque sorte à la notion de vie éternelle. »
– Elizabeth Douville, présidente-directrice générale d’IRICoR et présidente du conseil d’administration de Genome Canada
« Lorsque le Canada s’est doté de sa première stratégie en biotechnologie, en 2003, le marché canadien représentait près de 10 % du revenu de l’industrie mondiale des technologies, entame M. McCauley. Puis, alors qu’elles avaient le vent dans les voiles, de nombreuses entreprises canadiennes en biotechnologie ont hélas disparu, certaines dans une fusion avec des multinationales, d’autres en raison de mauvaises décisions ayant entraîné leur dissolution. Le Canada est passé du statut de puissance ayant près de 10 % du revenu de l’industrie mondiale, à celui de seul grand joueur de l’industrie du Big Pharma à ne pas avoir d’ancrage solide en recherche, avec 5 % du revenu de l’industrie mondiale. Certains diront, d’un ton résigné ou exaspéré, qu’il en est ainsi parce que nous sommes le voisin du plus important marché au monde », d’observer le chef d’entreprise, qui ne partage pas cette vision fataliste, estimant plutôt que la richesse dont atteste l’histoire du Canada en matière de recherche fondamentale en constitue les acquis suffisants pour reprendre le dessus sur le marché.
« Le terreau est fertile, absolument. On le voit à travers la recherche de haute qualité que nous produisons et qui est reconnue mondialement, ainsi qu’avec les infrastructures de recherche que nous avons, celles des universités qui sont toutes d’un haut niveau. On a des réseaux de capitaux de risque et des gouvernements qui sont très impliqués et qui ont la volonté d’inclure les sciences de la vie à leurs secteurs stratégiques », de compléter Mounia Azzi, vice-présidente du développement corporatif chez AdMare.
Dans son rapport de 2018 sur la stratégie canadienne en bioéconomie, l’OBNL Bioindustrial Innovation Canada fait valoir que « Les programmes existants par l’entremise d’organismes comme la Banque de développement du Canada (BDC) devraient intégrer des services d’affaires comme le mentorat, le transfert de connaissances liées à l’intelligence de marché pour aider les entreprises à devenir commerciales ».
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Renforcer les mesures de protectionnisme
Outre le fait de valoriser la recherche, la formation et les sociétés d’ancrage, renforcer certaines mesures de protectionnisme, notamment en matière de propriété intellectuelle, pourrait être une option à considérer pour empêcher que le fruit des investissements locaux en innovation ne résulte en l’exode des entreprises d’ici et des profits liés à leur savoir-faire.
« Dans le cas d’une entreprise qui serait plutôt spécialisée dans le domaine des sciences de la vie, il faut se dire que le marché de l’IA et la biotech en est un instable, au sein duquel les investisseurs sont plus sélectifs et prudents (…) »
– Ruby Zhao, directrice du développement commercial chez VentureRise Global Inc.
« Si l’on prend l’exemple du marché de la biotech et de l’IA dans le domaine des sciences de la vie, le fait de recevoir beaucoup de fonds à un stade préliminaire est plutôt typique pour les PME (…) Dans le cas d’une entreprise qui serait plutôt spécialisée dans le domaine des sciences de la vie, il faut se dire que le marché de l’IA et la biotech en est un instable, au sein duquel les investisseurs sont plus sélectifs et prudents, optant d’investir dans les compagnies du secteur des médicaments ou des technologies qui sont les plus prometteuses sur le plan de la commercialisation. Alors si une compagnie ne leur semble pas assez résistante, les investisseurs peuvent être amenés à changer leur fusil d’épaule et à se retirer », explique Ruby Zhao, directrice du développement commercial chez VentureRise Global Inc.
En ce qui a trait au fait de délocaliser le savoir-faire et les acquis ailleurs, « il faut aussi se rappeler qu’en termes d’indice de protection (IP), de propriété intellectuelle et de stratégie en IA, le Canada peut encore s’améliorer, pense Mme Zhao. Nous pouvons en faire davantage en matière de réglementations à mettre en place, afin d’assurer la protection adéquate des inventions canadiennes en vue de leur commercialisation actuelle et future. »
En entrevue avec CScience il y a quelques semaines, l’innovateur en chef du Québec, Luc Sirois, soulignait justement le retard qu’accusait le Québec en matière de propriété intellectuelle, notamment dans le secteur de l’intelligence artificielle : « J’ai souvent entendu qu’on ne pouvait pas faire breveter des engins neuronaux et y décrire l’algorithme, que ça ne fonctionnait pas en IA. J’étais alors de cette école de pensée, jusqu’à ce que j’apprenne qu’aux États-Unis, les entreprises brevètent en IA. D’ailleurs, dans tout le secteur économique, pour une douzaine de brevets que nous sortons ici, les Américains en publient quelques dizaines de milliers. On m’a d’ailleurs souvent exposé aux idées de grandeur de certains projets d’innovation en génération d’images dans l’industrie de la vidéo, mais lorsqu’on parlait de faire breveter le concept et de vendre des licences, on me répondait qu’il fallait donner à l’humanité, malgré les millions qui seraient investis dans les travaux. » Pour l’innovateur en chef, il faudrait que les innovations développées grâce aux investissements du Québec profitent en priorité aux industries de la province.
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D’un autre côté, « Lorsqu’on parle du travail en silo, on fait notamment référence au fait que tout le monde se protège, mais que personne n’agit pour dérisquer la prise de décisions », suggère Stefan Raos, directeur général de Moderna Canada qui, selon lui, ne s’identifie pas à une « Big Pharma, mais bien une biotech », malgré la réputation qui la précède.
« D’une certaine manière, un écosystème est un milieu gardé en vie artificiellement. Le but n’est pas seulement de le maintenir, mais bien de le faire se rendre à la grappe. Il faut trouver le juste équilibre », de conclure le DG.
« Notre mission est d’aider à bâtir une industrie canadienne des sciences de la vie durable (…) pour que le Canada puisse se positionner en tant que leader mondial. En collaboration avec d’autres partenaires, nous développons trois choses : des entreprises, des écosystèmes et des talents (…) les données indiquent que ces efforts portent fruit : nous avons contribué au développement de 29 entreprises qui valent aujourd’hui plus de 4 G$, et ont permis de créer plus de 1 000 emplois. Vu la portée et l’étendue du secteur des sciences de la vie, avec de nombreux groupes talentueux qui travaillent ensemble pour faire progresser la biotechnologie, nous devons objectivement nous interroger quant aux obstacles actuels, et travailler ensemble à réaliser le plein potentiel de notre secteur », de réaffirmer quant à lui le président d’AdMare.
Crédit Image à la Une : Gordon McCauley prend la parole au déjeuner du Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM) du 21 février 2024