[Analyse] Le rapport « Prêt pour l’IA » : une avancée majeure, malgré quelques angles morts

[Analyse] Le rapport « Prêt pour l’IA » : une avancée majeure, malgré quelques angles morts

Il est sur toutes les lèvres de l’écosystème depuis sa parution publique le 5 février dernier : le rapport Prêt pour l’IA, déposé par le Conseil de l’innovation du Québec (CIQ), qui se décline en 12 recommandations clés sur l’encadrement de l’intelligence artificielle. Un autre jalon pour le suivi d’un plan ambitieux, empreint des meilleures intentions en matière d’IA responsable, et qui fait déjà des petits puisque, pas plus tard qu’hier, le ministère de la Cybersécurité et du Numérique a annoncé le lancement de nouvelles mesures suivant les recommandations du CIQ. Mais à défaut de couvrir le champ de vision 360 auquel il aspire, ce rapport de référence commande aussi de se pencher sur ses angles morts, puisqu’ils sont les carences possibles de la stratégie mise en place.

Le mandat propre à la livraison du rapport Prêt pour l’IA « était clair : répondre aux défis du développement et du déploiement responsable de l’IA au Québec », a réitéré au début du mois l’innovateur en chef, Luc Sirois, à l’issue de la démarche ayant impliqué une série de consultations à travers la province. Comment ces recommandations, relevant à la fois de l’avant-garde et d’une forme d’angélisme, sont-elles applicables, et quelles avancées constituent-elles réellement pour l’épanouissement encadré et éthique de l’IA ? Les réponses dans cette analyse, soutenue des interventions de Luc Sirois et d’experts interviewés par CScience.

L’omniprésence de l’IA générative

Chantal Garcia, Éric Caire et de Sarah Gagnon-Turcotte du ministère de la Cybersécurité et du Numérique. (Photo : capture d’écran de la conférence de presse)

La plus récente enquête menée par la firme Léger sur le sujet indique que 30 % des Canadiens utilisent désormais des outils d’intelligence artificielle, contre 25 % il y a un an. Plus récemment ce 29 février, on a annoncé le déploiement de l’IA générative dans la fonction publique, à travers la constitution d’un registre des prestations électroniques de services et des opérations intégrant un agent conversationnel, ce qui constitue, tel que l’amène le ministre Éric Caire, une première étape qui « donne suite » aux recommandations du CIQ. Ce projet pilote, qui vise à améliorer le service à la clientèle et à réduire l’État, sera testé sur le site de données ouvertes du gouvernement du Québec, en espérant qu’il donnera de meilleurs résultats que le fiasco du virage numérique à la SAAQ, ou de manière plus comparable encore, le service Zoé, assistante médicale intelligente téléphonique offerte par Bonjour-santé dans les cliniques, accusée de « faire tourner en rond » les patients au bout du fil, sinon du rouleau…

30 % des Canadiens utilisent désormais des outils d’intelligence artificielle

– Sondage Léger

« Le coût d’accélérateur de la vague technologique dans laquelle on se trouve en ce moment, tout le monde l’associe au lancement de ChatGPT en novembre 2022, et je pense que c’est un bon point de départ pour comprendre ce qui se passe, entame Chloé Sondervorst en entrevue avec CScience. On parlait déjà d’IA depuis des années, alors qu’elle se développait au sein des entreprises, du milieu académique et du secteur militaire. Le coup de génie d’OpenAI, en termes de démocratisation, a été d’offrir un robot conversationnel en ChatGPT, qui se voulait extrêmement accessible, en plus d’être simple et gratuit, s’ouvrant à tout un pan de la population, qui a enfin pu interagir avec des outils de grands modèles de langage. Depuis, ces derniers se multiplient sur le marché », résume la réalisatrice de Radio-Canada, nous mettant aussi en garde contre l’iniquité et la fracture numérique : si, au-delà des milieux de travail et du secteur technologique, l’IA est entrée dans beaucoup de ménages et dans le vocabulaire de tous, « il faut rester attentif, parce qu’il y a encore beaucoup de gens qui ne l’ont pas encore utilisée et qui ne comprennent pas non plus son fonctionnement en profondeur ». Un problème auquel s’attarde justement le rapport Prêt pour l’IA.

Chloé Sondervorst en entrevue avec Chloé-Anne Touma, CScience

Un échantillon aussi hétérogène que possible, vu les circonstances

C’est sous la direction de Luc Sirois, en collaboration avec 15 coresponsables reconnus, que le CIQ a rassemblé près de 250 leaders représentant différents domaines, collecté plus de 420 réponses citoyennes, et mobilisé près de 1 500 personnes à son Forum public, en vue de proposer un rapport qui répond mais, surtout, identifie les défis du déploiement responsable de l’IA. Un traitement rigoureux des enjeux les plus actuels et brûlants, mais auquel échappent tout de même certains facteurs clés relevant de questions de société tout aussi légitimes, tel que le reconnaît l’innovateur en chef, en entrevue avec CScience.

« On a beau parler d’experts, au fond, les vrais experts du domaine de l’IA pouvant s’attarder aux menaces qu’elle constitue pour l’humanité, eux, se comptent sur les doigts d’une main! »

– Luc Sirois, innovateur en chef du Québec

« On a beau parler d’experts, au fond, les vrais experts du domaine de l’IA pouvant s’attarder aux menaces qu’elle constitue pour l’humanité, eux, se comptent sur les doigts d’une main! Mais nous en avions heureusement autour de la table, dont Anne-Sophie Hulin, professeure de droit à l’Université de Sherbrooke, et Catherine Régis, professeure titulaire et directrice de l’innovation sociale et des politiques internationales chez IVADO. L’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (Obvia), qui planche depuis longtemps sur ces questions, était évidemment aussi présent. »

Les grands absents de la réflexion

Luc Sirois en entrevue avec Chloé-Anne Touma, CScience.

Les médias d’information

Dans la liste des leaders de la société civile inclus, on compte Élections Québec, l’Autorité des marchés financiers, le Conseil supérieur de l’éducation, les dirigeants d’entreprise et les chefs de syndicats. Luc Sirois précise que la publication d’un livre blanc par secteur interrogé, comme celui de l’éducation ou des marchés financiers, est aussi prévue. « Il est certain qu’il y a un biais de sélection », suggère-t-il. Rappelons que l’IA, démocratisée au travers d’outils génératifs, a bouleversé plusieurs milieux, dont ceux de l’éducation et de la création artistique, suscitant le débat et nombre de questionnements au sein de la population, maigrement représentés par l’échantillon de seulement 420 citoyens répondants, dont les entrées au sondage se sont étalées sur une quarantaine de pages.

« Dans un contexte où nos enfants naviguent dans une espèce d’univers où ils doivent eux-mêmes distinguer le vrai du faux, les phares, ce sont nos médias de l’information. Mais comment s’assurer de leur capacité concurrentielle (…) face aux (…) machines de technologie à créer de l’addiction et à générer de la dopamine ? Il est évident que je demeure très préoccupé par ces enjeux. »

– Luc Sirois, innovateur en chef du Québec

Au regard de ces transformations, le rapport fait état, à six reprises, des inquiétudes liées à la hausse de la « désinformation » et de la « mésinformation », exacerbées par le règne des médias sociaux au sein de l’écosystème numérique. Pourtant, force est de constater, à la lecture du document de 165 pages, que les grands absents de la réflexion menée demeurent, ironiquement, les médias d’information et les journalistes, autant ceux qui se définissent comme étant généralistes que ceux de profil spécialisé, puisqu’ils ne sont à aucun moment considérés dans l’élaboration de la stratégie détaillée en la douzaine de recommandations de Prêt pour l’IA. Un manquement que l’innovateur en chef a lui-même du mal à justifier : « On aurait effectivement pu aller beaucoup plus loin de ce côté-là, et aborder la problématique relevant de cette réflexion de société. On aurait pu intégrer la question de la lutte contre la désinformation en lien avec la partie des médias, qui n’a pas été aussi bien couverte que le reste », admet celui qui fréquente souvent les tribunes du paysage médiatique pour y vulgariser le fruit de l’innovation.

bruno guglielminetti en entrevue avec Chloé-Anne Touma, CScience.

Pour Bruno Guglielminetti, spécialiste du numérique et animateur du balado Mon Carnet, si les médias sont absents des conclusions du rapport, c’est tout simplement parce qu’ils l’étaient aussi des consultations, « puisque ce sont essentiellement des académiques et des gens d’affaires qui avaient été invités autour de la table, pour discuter de comment ils envisageaient l’arrivée et l’intégration de l’intelligence artificielle propre à leurs domaines respectifs à eux. J’ai l’impression qu’il y a une réflexion à avoir, mais dans un grand plan de communication entourant le rapport, un aspect y sera certainement dédié », pense l’expert.

73 % des Canadiens de 18 à 24 ans suivent un influenceur véhiculant des idées considérées comme étant antiscientifiques

« Dans un contexte où nos enfants naviguent dans une espèce d’univers où ils doivent eux-mêmes distinguer le vrai du faux, les phares, ce sont nos médias de l’information. Mais comment s’assurer de leur capacité concurrentielle de découvrabilité, de connexion et de consommation face aux compétiteurs, ces derniers étant des machines de technologie à créer de l’addiction et à générer de la dopamine ? Il est évident que je demeure très préoccupé par ces enjeux », ajoute Luc Sirois.

Selon un sondage mené en 2021 par la Fondation canadienne pour l’innovation et l’Acfas auprès des Canadiens de 18 à 24 ans, ces derniers ne seraient que 17 %  à croire en la science, à l’appuyer et à accorder la priorité aux données scientifiques probantes. Ils seraient toutefois 20 % à estimer « qu’on doit pouvoir se fier à la science en raison de ce qui est diffusé dans les médias d’information », mais 25 % à avoir « tendance à suivre leurs proches et les influenceurs (…) pour se forger une opinion, même si celle-ci va à l’encontre de la science ». On parle enfin d’une proportion de 73 % des répondants qui admettent suivre une personne influente dont les idées véhiculées sont considérées comme étant « antiscientifiques » sur les réseaux sociaux.

« (…) pour bien démocratiser la science auprès du public, il faut aussi avoir des médias scientifiques pour la vulgariser et la rendre plus accessible. »

– Mélissa Guillemette, ancienne rédactrice en chef de Québec Science

Notons que deux recommandations principales du rapport Prêt pour l’IA rappellent l’importance de former et de sensibiliser la population et le grand public, et témoignent d’une volonté de lutter contre le fléau de la désinformation, notamment en adaptant, « dans les meilleurs délais, des programmes d’enseignement de la maternelle à l’université » et la mise en place d’un programme de formation destiné aux professionnels, le tout pour « renforcer la littératie numérique » de la population. Un passage nécessaire pour lutter contre le fléau de la désinformation, tel que le souligne le scientifique en chef Rémi Quirion au plateau de l’émission C+Clair de mai dernier, produite et diffusée par CScience en partenariat avec les Fonds de recherche du Québec, autre grand allié de la vulgarisation et de la diffusion des contenus scientifiques francophones, sinon des médias spécialisés.

Dans la même émission, Mélissa Guillemette, ancienne rédactrice en chef de Québec Science, fait valoir que « pour bien démocratiser la science auprès du public, il faut aussi avoir des médias scientifiques pour la vulgariser et la rendre plus accessible ».

[Émission C+Clair] Science en français : pourquoi est-ce nécessaire aujourd’hui ?

La loi, l’imputabilité et la cybersécurité

« L’autre domaine qui n’a pas bien été couvert par notre rapport, c’est la cybersécurité, de remarquer Luc Sirois. Le sujet nous paraissait si évident qu’on ne s’y est pas spécifiquement attardés, alors que dans le nouveau contexte qu’est celui de l’encadrement et du déploiement de l’IA, une mise à jour était de mise. » Une auto-critique un peu sévère si l’on considère les nombreuses recommandations axées sur l’élaboration de cadres normatifs pour le déploiement et l’applicabilité de lois visant à réguler l’intelligence artificielle, que ce soit à l’échelle des nations ou à celle des entreprises.

Bien que l’émission du rapport soit un énorme accélérateur vers l’élaboration de cadres normatifs, ailleurs dans le monde, on a déjà franchi ce cap, passant de l’ébauche à l’adoption de lois. Pensons à l’Europe, qui vient de se doter de l’AI Act. « Mais ce n’est pas partagé par tous les pays », de rappeler Bruno Guglielminetti, faisant référence au fait que la France a mis sept mois à y adhéré. « Reste à voir comment ce sera appliqué au sein du pays, et si ce sera un boulet à traîner pour l’innovation qui continue de s’y faire. Aux États-Unis, ça commence à bouger. Il y a la gestion de l’encadrement de la création de l’IA, puis l’encadrement des créations qui sont faites à partir de l’IA. On parle de quêtes différentes, qui ne se parlent pas, et qui avancent à différents rythmes », de relater le spécialiste du numérique.

« Que le gouvernement du Canada, du Québec ou encore de l’Île-du-Prince-Édouard décide de bannir l’intelligence artificielle de son territoire ne changera rien au fait que l’IA va continuer d’exister, et que des habitants du territoire vont quand même l’utiliser (…) On a dématérialisé une partie du contrôle. »

– Bruno Guglielminetti, spécialiste du numérique et animateur de Mon Carnet

L’enjeu résidera surtout dans la manière d’appliquer ces lois d’encadrement et de protection. Car dans un monde où l’IA générative est de plus en plus accessible, sophistiquée et sollicitée à des fins de tromperie et d’hypertrucage, les risques d’en perdre le contrôle et de voir le cybercrime dominer paraissent d’autant plus importants. Comment développer des outils de protection efficaces et des mesures punitives pour lutter contre les usages malveillants d’outils si puissants et nouveaux ?

Selon l’animateur de Mon Carnet, « Aujourd’hui, dans le domaine de l’IA, particulièrement, on n’a pas de poignées. Que le gouvernement du Canada, du Québec ou encore de l’Île-du-Prince-Édouard décide de bannir l’intelligence artificielle de son territoire ne changera rien au fait que l’IA va continuer d’exister, et que des habitants du territoire vont quand même l’utiliser. On est loin de l’époque où les émissions passaient par un fil, et que, pour empêcher de les voir, eh bien, on n’avait qu’à ne pas le brancher le fil. Aujourd’hui, ce n’est plus comme ça. On a dématérialisé une partie du contrôle. »

« Le temps de la politique et le temps du droit du législatif sont toujours un peu en décalage par rapport au temps de l’innovation technologique. »

– Chloé Sondervorst, réalisatrice de Radio-Canada

Mais l’innovateur en chef reste optimiste et confiant : « En réalité, il y a beaucoup de précédents auxquels se référer en matière de normes de sécurité et d’encadrement, ne serait que dans la conception d’ordinateurs assez sécuritaires pour éviter qu’on en reçoive des chocs électriques au contact tactile, le maintien de la qualité de l’air, le transport, ou encore le secteur de l’alimentation. Dans le domaine médical et pharmaceutique, pensons, sinon, à la chaîne d’étapes menant à l’approbation d’un médicament. Dans l’absolu, il faut comprendre que le risque n’est jamais complètement nul, comme dans tous les domaines encadrés, et ce, même lorsque le produit se retrouve entre les mains des mieux intentionnés. C’est valable pour les médicaments. L’ensemble des moyens desquels se doter en termes de cadres normatifs doit toutefois bien avoir été identifié au préalable, et servir à prévoir, limiter et mitiger les risques et leurs conséquences. »

Chloé Sondervorst souligne quant à elle que « Le temps de la politique et le temps du droit du législatif sont toujours un peu en décalage par rapport au temps de l’innovation technologique. Ce qui est intéressant dans la démarche du CIQ, c’est le fait de s’être donné le temps et les moyens d’aller en consultation auprès des experts et de la population, pour produire le rapport, qui est finalement une proposition très globale », de saluer la réalisatrice de Radio-Canada.

Quand l’IA fait la loi : le paradoxe de l’œuf et de la poule

Valoriser les données et la recherche pour propulser l’innovation

Devant un taux d’adoption de l’IA – secteur hautement subventionné – de seulement 5 % des entreprises –, comment rentabiliser le capital et où investir les efforts pour encourager les milieux preneurs dans leur intégration de l’intelligence artificielle ? L’innovateur en chef suggère plusieurs pistes à explorer, dont la valorisation des données. Quitte à déplaire, il déclare qu’il ne lésinerait pas non plus sur la publication de brevets, ni sur la création supplémentaire de centres, consortiums et laboratoires dans le réseau de la recherche.

« D’un côté, si l’on n’a pas des données québécoises pour alimenter les grands modèles de langage, et s’assurer d’avoir une grande représentation de la connaissance, de la culture, de l’expression de la diversité culturelle, de l’ensemble des sous-cultures, on n’aura jamais de modèle de langage qui va refléter correctement ce qu’on veut. Mais d’un autre côté, on a toujours eu des réserves et des craintes relatives à la confidentialité et au respect de la vie privée. Dans la dernière année, en Europe, on a vu la réflexion avancer. Ici, des travaux de recherche menés par Québec VITAE sur l’opinion des patients quant à l’usage et le partage des données de santé montrent que les gens ont une ouverture et une perspective progressiste de la question, mais qu’il souhaitent demeurer en contrôle de leurs données, et savoir qui en fait l’usage et à quelle fin. Si l’on se fie à l’échantillon, on parle d’une accessibilité sociale qui grimpe au plafond! Je pense donc qu’on est sur la bonne piste, mais qu’il reste à déterminer comment implanter tout ça. » Il évoque la solution misant sur les données synthétiques, soit celles qui permettent de constituer une base de données reproduisant les caractéristiques d’une population mais sous forme fictive, à défaut d’en constituer le jumeau numérique. « Ces données permettent aussi de trouver des médicaments, d’identifier des signaux faibles qui autrement passeraient inaperçus, d’optimiser les flots de traitement, de comprendre l’applicabilité des traitements à différentes populations, etc. », illustre l’innovateur en chef.

Investir dans les institutions et les projets stratégiques

Le rapport propose de lancer le programme « ‘IA pour le Québec’ en mettant à la disposition des ministères, des organismes publics, des sociétés d’État et des municipalités, une enveloppe budgétaire d’envergure dédiée à la planification et à la mise en œuvre responsables de projets en IA hautement stratégiques », et de créer un comité de pilotage transitoire sur la
gouvernance de l’IA, une institution de plus qui s’ajoute à la liste des récents comités et entités créés au Québec pour un même et unique mandat : poursuivre les travaux visant à encadrer adéquatement l’IA. Pensons au consortium Confiance IA, piloté par le Centre de Recherche Informatique de Montréal (CRIM), sinon à la création du Centre d’expertise en intelligence artificielle en analytique et an automatisation, nouvel organe du ministère de la Cybersécurité et du Numérique. Mais l’ajout de nouveaux joueurs sur le terrain contribue-t-il à renforcer la structure, ou à la rendre plus opaque et complexe ?

La directrice qui chapeaute cette nouvelle entité au sein du MCN, Sarah Gagnon-Turcotte, qui a récemment quitté son poste au Conseil de l’innovation, où elle a largement contribué à la rédaction du rapport Prêt pour l’IA dans lequel la notion de transparence est fortement valorisée , n’a pu nous donner son avis, puisqu’elle a décliné la demande de CScience d’aborder sa nouvelle mission en entrevue, faute d’autorisation par le MCN.

Luc Sirois, quant à lui sans filtre ni réserve, s’est prononcé : « Au Québec, il existe beaucoup d’organisations œuvrant dans tous les domaines. La création du Conseil de l’innovation a été une première manifestation de cet effort de simplifier, comprendre et vulgariser, savoir qui faisait quoi. De là, la question se pose : est-ce que tout est utile est pertinent ? C’est la question de fond qui nous habite beaucoup, rien qu’au sein du CIQ. Dans le domaine de l’IA, ce n’est pas sans agenda et intérêt que je réponds à cette question, puisqu’il faut rappeler que le Conseil a intégré et fusionné (en janvier 2023) avec Forum IA, avec l’intention d’élever, de stimuler et d’étendre la notion de l’IA à travers le Québec, puisqu’on met l’emphase sur l’importance d’innover et, par conséquent, d’innover notamment en IA. Je pense que tous les acteurs y jouent un rôle, et qu’il y a peu de redondance. Lorsque les actions se dédoublent ou se croisent, les retombées en sont utiles et pertinentes. Il faut se dire qu’une ligne d’action et d’initiative, ce n’est pas assez. Pensons aux laboratoires, aux centres qui peuvent développer des innovations avec les entreprises, aux escouades en numérique et en IA dans le Réseau des CCTT (regroupant les 59 centres collégiaux de transfert de technologies et de pratiques sociales), aux experts du Centre de Recherche Informatique de Montréal (CRIM) ou de chez IVADO, et même aux firmes privées. Dans ce contexte, la redondance est souhaitable et utile, même qu’il n’y en a pas assez. Tous les joueurs des zones d’initiative s’attardent à bien coordonner leurs efforts. Maintenant, l’une des questions soulevées dans le rapport, c’est de savoir si toutes les zones d’innovation sont couvertes et, sinon, quoi et qui mobiliser en ce sens. »

Le retour sur investissement pour les Québécois

Et le retour sur investissement du Québec dans tout ça ? Que dire de l’exode des cerveaux et talents, contre lequel le Grand Manitou de l’IA, Yoshua Bengio, nous met en garde depuis plusieurs années, quand des dizaines et centaines de millions de dollars sont injectés dans la création et la propulsion d’une entreprise en intelligence artificielle, ici et là, et que son innovation finit par profiter aux géants américains ?

Des incitatifs

« Il y a des programmes incitatifs, comme celui qui a fait ses preuves dans le secteur du jeu vidéo et du multimédia, qui permettent d’installer une industrie qui est là, mais une industrie qui est commerciale, et qui ne sert pas seulement aux académiques qui trouvent des affaires et qui partent avec sous le bras, ou qui développent une expertise et s’en vont ensuite chez le voisin », de suggérer Bruno Guglielminetti, qui propose aussi de rendre « la formation beaucoup plus contraignante, comme ça a déjà été fait dans les programmes d’études en médecine, pour envoyer les finissants et la relève médicale en région ».

« En ce qui a trait aux technologies hors-IA, le Québec entretient l’obsession de lancer des champions québécois et de les garder sur son territoire », d’amener Luc Sirois. Une tendance que le CIQ contribue justement à renforcer, notamment, avec la société de valorisation et de transfert du Québec, Axelys, lancée avec le soutien du gouvernement provincial. « Bien qu’on ait un grand capital de risque, beaucoup s’en vont investir ailleurs, ce qui est dommage, et qui a incité le Québec à adopter une stratégie, au cours des dernières années, visant à attirer les investisseurs étrangers. Le problème, c’est que ces derniers ont commencé à prendre trop de place. »

Une guerre de principes sur la question des brevets

« Puis, il y a ceux qui, au Canada, sont de l’école de pensée qui dénonce un nouvel ordre mondial, où certaines nations seraient réputées pour s’abreuver à outrance de notre propriété intellectuelle, et qui restent donc campés sur leur position de résistance à la mondialisation dans le secteur des innovations technologiques hors-IA. Mais lorsqu’on parle d’intelligence artificielle, c’est plus compliqué, parce qu’une tradition de ‘science ouverte’, qui fait partie de la culture de l’IA, veut que l’on permette la diffusion du savoir et des découvertes auprès de l’humanité, au bénéfice du bien collectif et non des intérêts privés. Or, décentraliser ainsi son monopole a aussi pour effet de faire profiter à d’autres des retombées et de la richesse issues de sa propre innovation », déplore Luc Sirois.

« (…) dans tout le secteur économique, pour une douzaine de brevets que nous sortons ici, les Américains en publient quelques dizaines de milliers. »

– Luc Sirois, innovateur en chef du Québec

« J’ai souvent entendu qu’on ne pouvait pas faire breveter des engins neuronaux et y décrire l’algorithme, que ça ne fonctionnait pas en IA. J’étais alors de cette école de pensée, jusqu’à ce que j’apprenne qu’aux États-Unis, les entreprises brevètent en IA. D’ailleurs, dans tout le secteur économique, pour une douzaine de brevets que nous sortons ici, les Américains en publient quelques dizaines de milliers. On m’a d’ailleurs souvent exposé aux idées de grandeur de certains projets d’innovation en génération d’images dans l’industrie de la vidéo, mais lorsqu’on parlait de faire breveter le concept et de vendre des licences, on me répondait qu’il fallait donner à l’humanité, malgré les millions qui seraient investis dans les travaux. » En faveur de la publication de brevets, il estime qu’il faudrait que les innovations développées grâce aux investissements du Québec profitent en priorité aux industries de la province.

Quelle suite en matière d’initiative et d’engagement ?

En marge des mesures annoncées au sein du ministère de la Cybersécurité, moins de deux semaines suivant l’émission du rapport, ses effets se manifestaient déjà sur la scène des leaders de l’IA, alors que les coresponsables de la réflexion menée au travers de ce projet se sont réunis avec le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, le 16 février dernier, pour élaborer un modèle québécois d’IA responsable. « Tout était sur la table : formation, soutien à la recherche en sciences humaines, soutien à la recherche sur les impacts sociétaux, capital de risque pour les développeurs de solutions pour implanter l’IA responsable, infrastructure de calcul chez nous pour développer une IA à l’image de nos diversités culturelles, notre implication et notre réputation à l’international, etc. », énumère Luc Sirois. Autant de paramètres et priorités à traiter au cours des semaines et mois prochains.

Crédit Image à la Une : Chloé Sondervorst, Luc Sirois et Bruno Guglielminetti en entrevue avec Chloé-Anne Touma, CScience

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