Doit-on avoir peur de l’intelligence artificielle en journalisme? C’est une vaste question qui ne trouvera pas réponse à court terme.
Je suis personnellement favorable à l’intégration des technologies dans ce secteur. En 1992, lorsque j’ai obtenu mon premier accès à Internet comme étudiant à la maîtrise à l’Université Laval, j’ai tout de suite compris l’ampleur et la pertinence de cette immense base de données et d’infos pour le journalisme au sens large. J’ai tout de suite pris la posture de « missionnaire de l’Internet », comme je savais que cet outil allait changer tout le fonctionnement de l’industrie du journalisme. Les médias ont raté ce virage Internet dans les années 1990, bien malheureusement, pas manque de vision.
Rebelote vers 2005-2006 avec l’émergence des réseaux sociaux Facebook et Twitter. J’ai sauté dans le train rapidement, y voyant des outils de recherche et de travail pour les journalistes et les rédactions (recherchistes, réalisateurs, archives, etc). Encore une fois, les médias d’information ont manqué le bateau, croyant que les réseaux sociaux étaient une mode. Ils ont attendu des années avant de maîtriser ces outils puissants de communication et ont amorcé un timide virage vers les réseaux sociaux vers 2010-2011. C’est moi qui donnais toutes les formations réseaux sociaux chez Québecor Média à ce moment.
« La base de données de ChatGPT s’arrête en 2021, ce qui est un problème majeur pour les médias qui vivent dans l’actualité chaude en temps réel. »
Par la suite, les médias d’ici et d’ailleurs ont donné accès à leurs contenus sur toutes les plateformes numériques, ce qui a permis entre autres à Facebook et Google (et les autres GAFAM) de s’accaparer près de 80% du marché publicitaire numérique canadien depuis 2010. Face à ce déclin des revenus publicitaires, les médias canadiens n’ont eu d’autres choix que d’envisager d’autres modèles d’affaires, comme le statut d’OBNL, le sociofinancement, la philanthropie, les abonnements numériques payants et le développement de nouveaux formats et produits. Mais si ceux-ci ne sont pas monétisés, ce sera un échec.
Autre technologie? La Blockchain. Trop complexe à comprendre et possiblement trop controversée. Des usages journalistiques ont été faits à ce sujet aux États-Unis avec le média new-yorkais Civil, et ce fut un échec retentissant. Trop tôt possiblement.
Mais il y a des avantages à la Blockchain, comme les micro paiements aux médias, la protection de l’intégrité des archives journalistiques, la protection du processus de création des nouvelles (propriété intellectuelle, sources, vérification des faits), ce qui permettrait une meilleure lutte contre la désinformation par exemple.
IA et journalisme au Canada
Mais revenons à nos moutons et à l’IA en journalisme. L’arrivée de ChatGPT en novembre dernier a créé un buzz incroyable et va peut-être entraîner une petite révolution dans les salles de rédaction. Mais, sans véritable formation, vision, financement et usage, bien des journalistes ne comprennent pas encore son usage. Et l’usage pourrait en être fort limité. La base de données de ChatGPT s’arrête en 2021, ce qui est un problème majeur pour les médias qui vivent dans l’actualité chaude en temps réel. J’ai fait un petit test également sur ses connaissances de base du Québec, pour tenter de rédiger un court texte sur les congés fériés au Québec en 2023, et l’échec a été retentissant. ChatGPT n’a pas fait la distinction entre les congés du reste du Canada et ceux du Québec. Et il n’a fait des doublons au sujet de la Fête nationale du Québec et la Fête de la St-Jean Baptiste, etc.
« Selon les analyses les plus fines, à peine 15% des tâches journalistiques pourraient être automatisés par l’IA ou divers programmes informatiques à court terme. »
Selon les analyses les plus fines, à peine 15% des tâches journalistiques pourraient être automatisés par l’IA ou divers programmes informatiques à court terme. On pense à des tâches répétitives comme les résultats financiers trimestriels des entreprises, les données de Statistiques Canada et autres agences fédérales, aux résultats sportifs convertis en courts textes ou encore à des textes automatisés le soir des élections. Comme vous voyez, l’usage est fort limité en ce moment. Selon une étude que j’ai réalisée en 2020-2021 avec l’étudiant Nicolas St-Germain de l’UQAM, à peine deux médias sur 13 au Canada utilisaient l’IA. Et ces deux médias sont des gros joueurs : La Presse Canadienne et The Globe and Mail. Les plus petits groupes de médias avaient à peine l’IA sur leur radar.
Cela va peut-être changer avec l’arrivée de ChatGPT, mais je ne connais pas de médias québécois qui l’utilisent en ce moment. Le danger, et on le voit, est de voir un certain nombre de médias étrangers qui commencent à licencier des journalistes en prétextant l’usage de l’IA. Les cas sont peu nombreux mais on peut déjà noter le cas du groupe médiatique allemand Axel Springer (Bild et Die Welt), le magazine techno Wired, BuzzFeed, CNET et quelques autres qui ont déjà annoncé leurs couleurs. C’est un prétexte pour tenter de cacher l’échec de leur modèle d’affaires en journalisme.
L’IA, et ChatGPT en particulier, pourrait donc mener à certains licenciements dans des médias qui ne vont pas nécessairement bien et qui veulent expérimenter l’IA la voyant comme la seule solution à leurs problèmes. Or l’IA est une solution parmi d’autres pour aider les médias à passer à travers la crise permanente et des spécialistes comme Meredith Broussard nous expliquent bien à quel point il faudrait limiter l’IA dans certains cas.
Il faudra pousser les analyses pour voir l’impact éventuel de ChatGPT au sujet du plagiat, de la propriété intellectuelle des médias, de la désinformation, des contenus audio et vidéo et autres contenus journalistiques. Les avancées rapides sur l’IA et la voix humaine font déjà peur, sans oublier les vidéos truquées (Deepfakes) ou les outils d’IA générative comme Midjourney. Soyons donc ouverts d’esprit et critiques à la fois envers l’IA. Plus que jamais.
Crédit Image à la Une : Airam Dato-on MART PRODUCTION et montage CScience