Il est 4h00 du matin, quelque part, dans un chalet en Gaspésie. L’ouragan Fiona est venu frapper à ma fenêtre pour me sonner les cloches et me rappeler que les changements climatiques étaient à ma porte. Mais, j’attends-tu Isabel pour faire quelque chose? C’est la petite voix qui m’habite d’aussi loin que je me souvienne, du temps où le phalène du bouleau perdait son camouflage sous l’effet des pluies acides… c’est l’heure de se faire un café et d’ouvrir la machine à écrire.
Prendre la route
Il y a cinq ans, j’entrais à la direction du CDRIN à Matane, un centre de recherche appliquée qui desservait plutôt la clientèle urbaine et où peu de projets s’intéressaient à l’environnement. Je suis entré en poste en pleine planification stratégique quinquennale, les réseaux de l’innovation québécois n’avaient que l’expression « intelligence artificielle » pendue aux lèvres et des caravanes d’évangélistes battaient ville et campagne pour en parler. Par chez-nous, on parlait plus de stratégies maritimes, notamment à travers le réseau du Québec maritime (RQM).
« (…) j’ai eu un flash… la Mer numérique (…) J’avais l’intuition que ce projet était le bon pour enraciner la recherche appliquée en numérique et IA dans mon coin de pays, et s’outiller pour mieux comprendre notre environnement en pleine mutation. »
J’ai adhéré au RQM et j’ai pris la route, moi aussi. Accompagné de ma collègue Margaret Kraenzel, enseignante de biologie passionnée par l’environnement et amoureuse de son pays, j’ai commencé une série de rencontres d’exploration pour mesurer la température de l’eau. Un des tout premiers intervenants qu’on a rencontrés, c’était Claude Côté, directeur régional pour le Bas Saint-Laurent au créneau Québec maritime. Il nous a mis les barres sur les « t » et les points sur les « i » des technologies de l’information appliquées à son secteur de la capture et de la transformation des produits de la mer. Au retour de cette première mission, en roulant sur la 20 entre Rimouski et Mont-Joli, j’ai eu un flash… la Mer numérique. On avait un nom, ça prenait un projet.
À contrecourant
On a dessiné quelques traits de vision et je suis reparti sur la route, cette fois-ci vers l’Ouest, jusqu’à Ottawa. J’avais besoin d’un appui de taille pour une initiative si complexe à déployer, et c’est Kirsty Duncan, ministre des Sciences et de l’innovation du Canada, qui m’a reçu. Il y avait bien de l’intérêt pour la démarche, mais aucun moyen pour la soutenir. C’était trop vague, trop houleux, des idées en marge difficiles à financer.
Je suis revenu bredouille en région. J’avais l’intuition que ce projet était le bon pour enraciner la recherche appliquée en numérique et IA dans mon coin de pays, et s’outiller pour mieux comprendre notre environnement en pleine mutation. En plus, les rencontres se multipliaient au sein de la maritimité. Une de ces rencontres mémorables a été un atelier de cocréation animé par le laboratoire en innovation ouverte (LLio) de Rivière-du-Loup. On y avait une concentration importante de toutes les parties prenantes : professeurs, scientifiques, armateurs, intervenants en gestion des zones côtières, décideurs, etc. J’ai passé deux jours avec Claude Tremblay, le directeur de l’époque de l’Observatoire global du Saint-Laurent (OGSL), nos quatre hémisphères ont littéralement fusionné. La Mer numérique était devenue une version 4.0 de son organisation. On a testé l’idée parmi les participants et c’est à ce moment que j’ai fait la rencontre de Dany Dumont, océanographe en physique des glaces à l’Institut des sciences de la mer (ISMER). Il a ouvert son portable et m’a montré une vidéo qui illustrait la température de la colonne d’eau à différents endroits du fleuve: « Isabel, est-ce qu’avec la Mer numérique, je pourrais explorer ces données dans le temps et dans l’espace? ».
« S’il y a un caractère distinctif en région, c’est bien la résilience. Oui, année après année, je me suis entêté à parler du projet à qui voulait bien l’entendre. Il a fini par faire son petit bonhomme de chemin (…) »
Entre doute et ardeur
Nous sommes en 2018, je suis assis à mon bureau et je me questionne. Après ces rencontres inoubliables, que pourrais-je faire? Margaret, Claude et Dany sont aussi animés par une volonté d’agir que moi. Il y a quelque chose à faire, mais on ne sait pas trop par quel bout prendre ce défi gargantuesque. Le téléphone sonne, c’est Alain Lavoie, président de LexRock AI. Il a réussi à m’organiser une rencontre avec la sous-ministre adjointe du MÉI pour présenter le projet. Je monte à Montréal. Je présente le portrait, je décris le long fleuve pas tranquille du tout sur lequel nous devrons naviguer. Le projet est encore trop embryonnaire et je n’ai pas de moyens pour mieux démontrer ma vision. Merci Alain d’avoir mis l’épaule à la roue!
Après plusieurs mois d’effort, toujours pas d’expert en sciences des données ou en IA, pas d’infrastructure de calcul, pas de formation pour sensibiliser, pas de vitrine technologique pour visualiser, rien d’autre que mon enthousiasme qui ne dérougit pas. Les portes s’ouvrent et se referment. J’aurais besoin d’un bon coup d’eau dans mon compte en banque pour développer, mais aucune subvention n’a les directives assez larges pour concrétiser cette volonté.
Voir la mer
S’il y a un caractère distinctif en région, c’est bien la résilience. Oui, année après année, je me suis entêté à parler du projet à qui voulait bien l’entendre. Il a fini par faire son petit bonhomme de chemin, on a découpé le projet en unités qui pouvaient cadrer dans les programmes de financement, en essayant de ne pas trop toucher à la colonne vertébrale. En parallèle de mes allers-retours sur les routes du Québec, Margaret a réussi à mobiliser des enseignants collégiaux et plusieurs projets de recherche en sciences de la mer. De son côté, Dany m’a lancé un défi de prouver qu’on pouvait « Voir la mer ». Ça s’est traduit par une Odyssée de trois ans au Bic, où une banquise et une épave attendaient patiemment d’être virtualisées.
Au gré des marées, on a bâti une équipe et on l’a équipée. Il aura fallu être patients, mais surtout, obtenir la confiance d’acteurs qui sont venus mettre leur pierre à l’édifice, une saison à la fois.
Je ne vous ai pas encore parlé du projet le plus névralgique de toute cette histoire de développement régional. Une histoire de mutualisation de données scientifiques, industrielles et de gestion de la ressource marine, qui se sont rencontrées. Vous devrez attendre au prochain article pour la découvrir!
Crédit Image à la Une : De gauche à droite: Dany Dumont, océanographe en physique des glaces à l’Institut des sciences de la mer (ISMER), Margaret Kraenzel, enseignante de biologie et Claude Côté, directeur du créneau Québec maritime. Dessin: Isabel Cayer; Coloration: Christophe Marois