[ÉDITORIAL] Libérer les données personnelles en Santé, pas à n’importe quel prix

[ÉDITORIAL] Libérer les données personnelles en Santé, pas à n’importe quel prix

Les rencontres Effervescence, qui se sont déroulées le 15 septembre autour des enjeux d’IA en Santé, ont mis en évidence le besoin des chercheurs canadiens de libérer l’accès aux données privées des patients pour accélérer la recherche médicale utilisant l’IA.  

Si l’on devait résumer les discussions qui se sont tenues dans le cadre de l’événement Effervescence, organisé par Montréal In Vivo et les laboratoires Roche Canada, cela pourrait tenir en un véritable cri du cœur : « Libérez les données privées des patients ! »

Dans un webinaire uniquement offert en anglais – faut-il le préciser – d’un peu plus d’une heure réunissant les représentants des principaux instituts de recherche en IA au pays, Mila, Amii et le Vector Institute, il n’a principalement été question que de cela : comment permettre à la recherche médicale intégrant l’IA d’avancer plus efficacement et plus rapidement dans les prochaines années grâce aux données privées des patients.

Si l’importance de l’innovation en IA dans le domaine des soins de santé n’est plus à démontrer, de même que l’impact de l’application de l’IA sur les patients et le système de santé, les moyens à déployer pour y parvenir posent encore question. C’est notamment pour accompagner ce mouvement d’ensemble que le laboratoire Roche Canada a créé un centre d’excellence en intelligence artificielle appelé AI with Roche (AIR).

SUR LA MÊME LONGUEUR D’ONDE

Garth Gibson, Président du Vector Institute basé à Toronto, a lancé le bal des doléances en la matière, le 15 septembre dernier, en insistant sur le fait que la pandémie de COVID-19 avait démontré que l’accès aux données privées des patients avait été crucial pour accélérer notamment la recherche vaccinale.  

Selon lui, les tests sur différents modèles d’exploitation des données sont aujourd’hui essentiels pour accélérer et optimiser la recherche médicale, en particulier pour les maladies de nature bactériologique. Or, il déplore que la société n’aille pas assez loin dans la libéralisation de ces données.  

Moderniser la gouvernance des données privées serait donc le frein majeur à lever. Garth Gibson pose ainsi la question : « Quel homme ou quelle femme politique aura le courage d’avancer sur ce plan pour ouvrir la possibilité de rendre accessibles les données privées ? »

« Sous couvert de ne pas retarder la recherche médicale, il pourrait s’avérer tentant d’invoquer une forme d’état d’urgence médical pour s’abstenir d’un débat éthique en la matière » –Philippe Régnoux, Directeur de publication de CScience IA

Une position à laquelle souscrit pleinement le fondateur et directeur scientifique de Mila à Montréal, Yoshua Bengio, ajoutant que le système réglementaire médical actuel est dépassé : « On a créé des lois pour protéger des patients il y a des années, dans un contexte technologique différent. »

Il convient, aux yeux de celui qui est aussi professeur à l’Université de Montréal, de faire évoluer nos lois pour prendre en considération ces nouvelles réalités. Et cette démarche ne poursuivrait qu’un seul but : utiliser plus de données pour mieux protéger les patients.

Il en veut pour preuve qu’en biologie l’exploitation des données de masse permet d’ores et déjà d’expérimenter à grande échelle pour mieux comprendre le comportement de nos cellules. Elle permet aussi de mieux comprendre la combinaison de certains médicaments sur les patients. Il faut générer beaucoup d’information pour cela. Or, actuellement, nous n’aurions pas l’arsenal juridique adapté à ce besoin.

Richard S. Sutton, directeur scientifique de l’institut Amii en Alberta, va plus loin : « Il y a beaucoup (trop) de conservatisme » concernant les données privées.  Il juge que nos décideurs manquent d’ambition.

FAIRE ÉVOLUER L’ARSENAL JURIDIQUE

Une récente étude récemment dévoilée par Montréal In Vivo et réalisée avec les Fonds de recherche du Québec semble corroborer ces prises de positions fortes. Les résultats mettent en évidence une forte proportion des chercheurs au pays qui réclament une meilleure adaptation de la législation.

Le ministre québécois de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, lui aussi invité aux rencontres Effervescence du 15 septembre dernier, n’a jamais caché ses velléités en la matière, lui qui avait défrayé la chronique à l’été 2020 en qualifiant de « mine d’or » les données médicales des Québécois pour les Big Pharma.

« On a créé des lois pour protéger des patients il y a des années, dans un contexte technologique différent » –Yoshua Bengio, Directeur scientifique de Mila

Sans entrer à nouveau dans une polémique, notre ministre a plutôt appuyé le fait que les pouvoirs publics doivent avoir une même approche éthique pancanadienne en la matière, et qu’une stratégie claire entre les provinces devrait être élaborée en ce sens.

« La pandémie nous a forcés à être plus innovants », a-t-il pris soin d’ajouter. Une manière à peine voilée d’apporter son soutien aux demandes des chercheurs.

NOURRIR LA CONFIANCE DE LA POPULATION

Si les arguments déployés sont louables, la précipitation en la matière, comme souvent, serait mauvaise conseillère. Et sous couvert de ne pas retarder la recherche médicale, il pourrait s’avérer tentant d’invoquer une forme d’état d’urgence médical pour s’abstenir d’un débat éthique en la matière.

Nous devons être favorables à un débat législatif, et pas uniquement au Québec, mais à l’échelle du pays tout entier, comme le réclame notre ministre de l’Économie et de l’Innovation. Ce serait la réponse la plus saine à apporter aux demandes légitimes des chercheurs. Mais il faut aussi impliquer la population dans son ensemble et les structures médicales en particulier.

Car l’enjeu majeur est celui de l’acceptabilité sociale. Garth Gibson a sans doute raison de dire que « ralentir la recherche est un danger pour la santé », mais il avoue aussi qu’« on doit créer les opportunités de créer de la confiance » entre les scientifiques et les usagers. Or, cela prend du temps. Et des preuves.

Alors qu’on apprenait il y a quelques jours que plus d’un million de patients des hôpitaux de Paris, en France, avaient été victimes d’un vol massif de leurs données personnelles lors d’un test de dépistage du Covid-19, on est sérieusement en droit de se poser la question.

Si l’enjeu de demain en Santé est bien d’apporter de la valeur aux patients en contrepartie de l’accès à leurs données personnelles, il faudra démontrer que la protection de ces mêmes données est réellement garantie, non par des vœux pieux, mais par des solutions technologiques tangibles et durables.

À défaut, les chercheurs eux-mêmes risquent de se retrouver comme le fameux Harpagon dans l’Avare, dépossédés de leur cassette.

Crédits photo : Pexels_Tima Miroshnichenko, Septembre 2021