[ÉDITORIAL] Pour un modèle de financement public adapté à la réalité de nos médias spécialisés

[ÉDITORIAL] Pour un modèle de financement public adapté à la réalité de nos médias spécialisés

L’année 2023 aura marqué un tournant, du moins une prise de conscience forte sur l’état de fragilité des médias au pays. Les récentes annonces de suppressions d’emplois dans les rédactions de plusieurs gros joueurs de l’industrie ne doivent pas masquer la réalité des petits médias spécialisés qui résistent, mais qui risquent aussi de ne pas tirer profit de la Loi C-18 entrée en vigueur ce mardi.

Était-il fou ou présomptueux celui qui écrivit ces mots : « Nous pensions alors qu’un pays vaut souvent ce que vaut sa presse. Et s’il est vrai que les journaux sont la voix d’une nation, nous étions décidés, à notre place et pour notre faible part, à élever ce pays en élevant son langage ». Qui était-il celui qui osait dire cela ? Osait affirmer qu’un pays vaut ce que vaut sa presse, et qu’il revenait aux journalistes, comme d’autres en appelleraient aux professeurs, à « élever le langage » d’une nation pour la grandir.

Cet homme, c’est Albert Camus. Et ces mots, il les a écrits un certain 31 août 1944, sur les ruines fumantes d’un pays à terre, dans les dernières brumes de l’occupation, et porté par un idéal de résistance et de reconstruction. A cette époque, les mots avaient un sens, les journaux, un rôle, et les journalistes, une mission. Celle de la liberté. Une certaine idée de la noblesse.

Une prise de conscience 

La succession des mauvaises nouvelles ces derniers mois confirme que ce monde-là n’est plus. La crise structurelle des médias s’accélère et ses effets vont être de plus en plus ravageurs dans les prochaines années. Si rien n’est fait.

« Les lecteurs sont de moins en moins enclins à payer pour l’information qu’ils consomment. »

Il a fallu la fermeture de Métro, les 71 journalistes remerciés de Postmédia, les 1 300 postes supprimés à Bell Média, les 547 postes chez Québecor et dernièrement les coupures annoncées chez CBC Radio Canada et chez Cogéco Média, pour que nos décideurs publics prennent la mesure de l’état catastrophique de l’information au pays.

« On a le devoir de trouver des solutions à la crise des médias », s’est même permis de déclarer notre premier ministre François Legault le 3 novembre dernier en mêlée de presse. Il a raison. On parle bien d’un « devoir » d’État.

C-18 et le sort des petits médias

Or, notre industrie de l’information subit actuellement une double-peine : la première, si l’on en juge par la dernière enquête de l’Académie de la transformation numérique de l’Université Laval, se résume à un chiffre : 16. Seulement 16 % de Québécois sont prêts à payer pour consulter des nouvelles. Les lecteurs ne veulent plus payer pour l’information qu’ils consomment.

La deuxième, c’est la fuite des revenus. Les annonceurs attribuent désormais la majeure partie de leur budget aux intermédiaires de nouvelles numériques, autrement dit les grands acteurs du Web, qui exploitent allègrement le contenu d’information mais ne reversent rien à ceux qui le produisent.

La Loi C-18, aussi appelée Loi sur les nouvelles en ligne, qui est entrée en vigueur ce 19 décembre, définit un cadre de négociation avec ces géants du Web pour favoriser l’équilibre entre les exploitants des plateformes numériques qui dominent le marché et les entreprises de qui relèvent les médias d’information qui produisent ce contenu de nouvelles.

« La situation financière de notre média, comme celles de tant d’autres, est fort précaire. »

Un accord semble d’ailleurs avoir été trouvé entre Ottawa et l’une d’entre elles. Google prévoit en effet accorder 100 millions de dollars pour venir en aide aux médias du pays.

Cette somme, qui ne représente qu’une goutte d’eau dans les dizaines de milliards de revenus publicitaires obtenus par le géant du numérique au pays, pose question sur son mode d’attribution. Un seul collectif représentant une panoplie de médias aurait pour tâche, selon l’entente, de répartir ce montant aux différents acteurs du secteur. Qui sont les médias concernés et qui assurera la gestion de ce collectif ? Pas de précisions en la matière.

Il y a fort à parier que, comme le rappelait notre chroniqueur Patrick White récemment, interrogé par notre consoeur Patricia Guardado, les petits médias risquent de faire les frais de cette répartition qui privilégiera les équipes de presse avec le plus de journalistes embauchés à temps plein.

Accord conclu entre Google et Ottawa : un « espoir » à entretenir pour les médias canadiens

Des financements à adapter

Avec la Loi C-18, le fédéral a le gros bout du bâton.  Le 20 novembre dernier, il annonçait aussi à grand renfort de battage médiatique qu’il allait augmenter le crédit d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique de 25 à 35% pour les quatre prochaines années.

Si cette mesure doit être saluée à sa juste mesure, il n’en demeure pas moins que son effet sera pour le moins limité dans les petits médias spécialisés.

« (…) la seule gestion [des] crédits d’impôts représente une mobilisation de ressources telle pour des petites structures qu’elle englobe souvent une grosse partie de la somme qu’elles peuvent espérer récupérer »

Il faut en effet se rendre compte du fait que la seule gestion de ces crédits d’impôts représente une mobilisation de ressources telle pour des petites structures, qu’elle englobe souvent une grosse partie de la somme qu’elles peuvent espérer récupérer. C’est souvent peine perdue.

Alors, faut-il se tourner vers le Provincial ?

Des bruits de couloir laissent à penser qu’un plan d’aide du gouvernement du Québec pour le secteur des médias serait en gestation.

Si tel est le cas, Québec devrait en profiter pour montrer la voie à un nouveau modèle de financement, tenant compte de la situation particulière des petits médias spécialisés.

Si ceux-ci font pleinement le choix d’accorder leur modèle de structure à la mission d’intérêt général qu’ils poursuivent, notamment en assumant le fait de devenir des organismes à but non lucratif, des subventions pérennes pour leur bon fonctionnement devraient annuellement leur être accordées.

Question de faire du Québec le protecteur d’un modèle qui fait de l’information ce qu’elle est : un service public à part entière. Un service essentiel. Un bien commun. Dans toute sa diversité. N’est-ce pas, mon Cher Albert ?

 

Philippe Régnoux
Directeur de publication, CScience
p.regnoux@galamedia.ca

Crédits photo image en Une : GALA MÉDIA