Les feux de forêt et les inondations dont a été frappé le Québec ces derniers temps ont exacerbé les effets dévastateurs du réchauffement climatique, en plus de valoir à Montréal, sous ses pires jours, la palme de la ville ayant l’air le plus pollué. Devant le sombre tableau qui se dessine, laissant entrevoir des étés de plus en plus difficiles, il incombe de développer et d’adopter des approches innovantes pour mieux y faire face. Dans la mise en œuvre de ce mandat, le superordinateur quantique dont se dote la province promet de jouer un rôle crucial.
Dès septembre, le Québec aura son propre ordinateur quantique fonctionnel : l’IBM Quantum System One. En cours d’installation à Bromont, il sera l’un des cinq ordinateurs de ce type en opération dans le monde. L’organisme responsable de son exploitation, PINQ² (Plateforme d’innovation numérique et quantique), vient d’annoncer qu’il sera dédié en partie à la recherche dans les domaines de la finance et du développement durable, et, notamment, à l’élaboration de solutions pour mieux répondre aux catastrophes naturelles.
CScience s’entretient avec Éric Capelle, directeur général de PINQ², pour comprendre comment l’informatique quantique révolutionnera la manière d’anticiper les incendies et inondations qui sévissent ici et ailleurs dans le monde, grâce à la simulation par modélisation.
Q: Parlez-nous un peu de vous, pour commencer. Quel parcours vous a mené à être aujourd’hui DG de PINQ² ?
R: J’ai toujours travaillé dans l’informatique. Ces 20 dernières années, j’ai occupé des postes d’exécutif pour faire tout ce qui relève de l’innovation et de la transformation numériques des sociétés. J’ai travaillé en France, notamment chez Bouygues Telecom, qui m’a mené au Japon, où l’industrie de la téléphonie mobile avançait beaucoup plus rapidement qu’ailleurs dans le monde. J’ai aussi travaillé dans le monde des assurances et de la banque, notamment à la Banque Nationale, au Québec, toujours dans la perspective de comprendre l’impact de l’innovation et des nouvelles technologies, et de convaincre les organisations quant à leurs bénéfices. J’ai démarré PINQ² il y a à peu près trois ans, d’une page blanche, pour aider les entreprises à accélérer leur transformation.
Q: Les usages de l’ordinateur quantique du Québec sont justement associés à plusieurs promesses, dont celle d’aider à lutter contre les feux et les inondations. Jusqu’ici, on entendait plutôt parler de solutions reposant sur l’intelligence artificielle pour prédire les catastrophes naturelles, poser des diagnostics quant aux méthodes de gestion des drames, et suggérer des approches de logistique plus efficaces et productives quant à la répartition des ressources ou encore des effectifs mobilisés. Qu’est-ce que l’ordinateur quantique y apportera de plus ?
R: L’ordinateur quantique amènera beaucoup plus de puissance de calcul, ce qui va nous permettre d’intégrer davantage de variables. Ce qui est important dans une simulation, ce sont les données, et tous les paramètres que l’on peut injecter dans un modèle. Aujourd’hui, avec les technologies existantes, on a atteint la limite des modèles. Avec le quantique, on va pouvoir les dépasser en intégrant plus de paramètres, et ainsi affiner les simulations, obtenant des résultats plus précis, relatifs à des scénarios-tests d’inondations, d’incendies ou d’impacts sur la population et les infrastructures.
Q: Vous parlez de résultats plus précis. Pourtant, l’état quantique des atomes, qui constituent le qubit – l’unité de calcul d’un ordinateur quantique – est extrêmement volatile, et rend les calculs plutôt imprécis.
R: Dans l’informatique traditionnelle, le système d’unités est binaire et manipule le bit, qui donne soit 1, soit 0. Avec le quantique et le qubit, c’est simultanément 1, 0 et toutes les valeurs intermédiaires du spectre. Le temps de stabilité des atomes est effectivement très restreint. Il faut donc répéter le calcul des milliers de fois pour en obtenir la moyenne, et c’est ce résultat que l’on retiendra comme réponse, avec le plus de précision possible. C’est une question de probabilités.
Q: D’où proviennent les données utilisées ?
R: De bases de données publiques, d’organismes comme Statistique Canada et Environnement Canada, ou encore de la NASA. Même s’il faut parfois payer, la data est souvent offerte en libre accès. Une fois qu’on suscite de l’intérêt pour un projet, on peut cibler des organismes pertinents qui seront plus susceptibles de partager des données, en vue d’améliorer leurs propres modèles.
Q: Que va-t-on simuler, concrètement ?
R: Dans le contexte d’une simulation climatique, on va simuler les risques d’une inondation tels qu’on les connaît aujourd’hui, tout en y intégrant des modèles météo, tels que les quantités de pluie. De là, on sera en mesure de déterminer les zones inondables et les dommages possibles. Dans un contexte plus industriel, tel que le secteur manufacturier, le jumeau numérique et la modélisation permettront de simuler les impacts de travaux prévus dans une usine, afin de savoir s’ils répondront aux besoins de productivité et de sécurité. En médecine, on pourra reproduire le jumeau numérique du corps humain ou d’organes, et simuler une opération chirurgicale avec les vraies données du patient. Ce ne sont que quelques exemples.
Q: Lorsqu’on parle de reconstituer ce genre de situation, on s’imagine un ordinateur relié à un écran, où l’on serait capable de visualiser le scénario. Or, quand on voit l’allure d’un ordinateur quantique, et l’infrastructure qui le soutient, on constate qu’il n’en est rien. Comment peut-on voir le résultat d’une simulation ? Y a-t-il une traduction visuelle de l’expérience ?
R: Oui, il y a transposition visuelle, mais ce n’est pas automatisé puisque c’est fait par les scientifiques. Il y a tout un travail de préparation des données de simulation. Il y a des équipes qui se consacrent à leur restitution sous forme graphique, compréhensible et facilement interprétable à l’œil humain. On parle même d’un « art visuel des données » pour qualifier la manière assez amusante dont on peut se les représenter. Il s’agit de la façon la plus simple et vulgarisée qui soit pour le commun des mortels. Aux mathématiciens, on donnera des chiffres, qu’ils reprendront et transformeront en représentation graphique. Dans le cas d’une simulation d’inondations, on traduira les données en cartographie, soit en une carte affichant les zones d’impact des inondations.
Q: A-t-on déjà commencé à tester cette innovation, et peut-on espérer qu’elle puisse bientôt servir ?
R: On en est encore aux balbutiements. On a beaucoup utilisé l’intelligence artificielle avec du calcul classique, mais l’usage du quantique est assez nouveau. Si on en fait actuellement l’évaluation dans les laboratoires, pour ce qui est de son application dans la vie courante, il faudra encore attendre quelques années, disons trois à cinq ans avant son avènement dans l’industrie.
Q: Chez PINQ², vous venez d’annoncer que l’ordinateur quantique du Québec sera en partie dédié au développement durable. Est-ce que les projets de simulation décrits relativement aux catastrophes naturelles s’inscrivent dans ce volet ? En quoi est-ce que l’ordinateur quantique sera mis au service de cette cause ?
R: Quand on parle de développement durable, c’est vaste. Il y a l’aspect sociétal, impliqué dans le fait de mieux anticiper les retombées d’un événement sur les populations, puis il y a l’aspect qui va intéresser les assurances, puisque anticiper les conséquences d’un scénario revient à en réduire le risque dans l’optimisation des modèles. Par ailleurs, les ordinateurs classiques consomment énormément d’énergie pour fonctionner. Avec l’ordinateur quantique, la puissance de calcul et la performance étant meilleures, on va consommer moins d’énergie.
Q: Les Municipalités collaborent-elles avec vous sur les projets de simulation ? Sinon, quelles institutions ou entités sont vos partenaires ?
R: On travaille surtout avec les universités, sans doute plus proches des Municipalités et organismes gouvernementaux que nous ne le sommes. L’une de nos missions est d’ailleurs d’éduquer et outiller des organismes comme Environnement Canada aux retombées attendues du quantique, et nous remplissons ce mandat en partenariat avec le milieu académique. Ce travail de sensibilisation est important parce qu’il y a une véritable rupture technologique, qui fait que même en tant qu’ambassadeurs de ces technologies, nous avons parfois nous-mêmes du mal à bien en cerner le potentiel ! Puis, les gens sont toujours sceptiques, au début. Ils l’ont été avec internet. Aujourd’hui, tout le monde l’utilise. C’est pareil pour le « Big Data » (l’analyse de larges quantités de données), l’IA, ChatGPT, etc. On va passer par les mêmes phases d’acceptabilité sociale, allant du scepticisme à l’intérêt, en passant par l’accessibilité globale.
Q: À qui aimeriez-vous aujourd’hui lancer un appel à l’intérêt, justement, et à la collaboration ?
R: Le premier appel est celui à lancer aux universités, aux étudiants et aux professeurs. Il faut des talents. Ce sont les étudiants d’aujourd’hui qui vont faire le monde de demain. En plus du pôle d’innovation qu’est l’Université de Sherbrooke dans le domaine, il faut vraiment que les universités soient de plus en plus nombreuses à s’intéresser au quantique et à l’intégrer à leurs programmes de formation.
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