Faire converger la science et l’économie au sein de la francophonie

Faire converger la science et l’économie au sein de la francophonie

Si plusieurs nations francophones, dont celle du Québec, sont réputées pour leur richesse étudiante et leur production en recherche, c’est en favorisant l’échange international et pluridisciplinaire qu’elles pourront réellement tirer le meilleur de leurs acquis, selon un modèle de prospérité, où science et économie font bon ménage. Quelques jours avant la Semaine mondiale de la Francophonie scientifique, qui se tiendra à Québec du 31 octobre au 3 novembre, CScience relève cinq axes d’orientation stratégiques visant à stimuler cette synergie.

« La francophonie représente 350 millions de locuteurs dans le monde. On prévoit que cette communauté sera forte de 750 millions de francophones d’ici 2050, dont 80 à 85 % d’Africains. »

– Kerlande Mibel, présidente et fondatrice du Forum économique international des noirs

Kerlande Mibel

1. Miser sur l’Afrique, l’atout majeur de la francophonie

« La francophonie représente 350 millions de locuteurs dans le monde. On prévoit que cette communauté sera forte de 750 millions de francophones d’ici 2050, dont 80 à 85 % d’Africains », n’a pas manqué de souligner la présidente et fondatrice du Forum économique international des Noirs, Kerlande Mibel, lors d’un important rendez-vous du Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM), le 27 octobre dernier.

Adama Lam

Si beaucoup d’étudiants et talents d’Afrique constituent la francophonie scientifique, ils sont aussi nombreux à choisir de se former à l’étranger dans des pays francophones. À titre d’exemple, la France reste le premier pays de destination des étudiants subsahariens, accueillant 14% de sa population étudiante mobile, tel que mentionné dans l’épisode du 1er mai de l’émission C+Clair produite par CScience sur l’importance de valoriser la science en français.

« (Dans les pays sahéliens, nous) avons des scientifiques, des universités, des chercheurs, et le monde professionnel. Mais de façon générale, ce qu’on nous offre comme formation n’est pas conforme à ce qu’attend le marché du travail. Il y a cette disparité de moyens et d’orientations. »

– Adama Lam, président de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal

« Nous avons constaté, depuis plusieurs années, une nette rupture attribuable au cloisonnement des comportements, a soulevé le président de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal, Adama Lam. Nous avons des scientifiques, des universités, des chercheurs, et le monde professionnel. Mais de façon générale, ce qu’on nous offre comme formation n’est pas conforme à ce qu’attend le marché du travail. Il y a cette disparité de moyens et d’orientations. » Il déplore le manque de débouchés dans les pays sahéliens, malgré la forte capacité de production et de main-d’œuvre de leurs universités. « C’est le monde économique qui crée les débouchés. Il y a une profonde réflexion à mener pour que la formation de la relève soit adaptée aux besoins, et qu’on puisse aussi régler les problèmes relevant de l’immigration, du manque d’adaptation aux besoins des pays et de coopération internationale. »

2. Mieux comprendre le point de vue universitaire et scientifique des pays du sud

Slim Khalbous

« Le monde a évolué. On parle du lien entre la francophonie scientifique et la francophonie économique, parce que le lien culturel, soit celui linguistique qui, au départ, a été important, l’est moins aujourd’hui, puisque d’autres enjeux dans le monde peuvent donner de la valeur à cet espace francophone, a entamé le recteur de l’AUF, Slim Khalbous. Il a été admis par la plupart des acteurs de la francophonie (…) qu’il faut développer davantage la francophonie économique pour créer un intérêt commun à l’espace francophone. » Il qualifie cet espace de « relativement faible », notamment « parce qu’il y a une très grande disparité et une vaste diversité. C’est une grande richesse, qui entraîne en même temps un grand défi : celui de trouver des bons moyens de coordination internationale et une vision commune au sein d’une communauté hétérogène d’acteurs, issus de pays dont les niveaux de développement sont disparates, et d’universités dont les degrés de maturité sont aussi très différents. »

« 80 à 85 % de l’espace francophone est un espace du sud. »

– Slim Khalbous, recteur de l’AUF

Pour illustrer cet enjeu, M. Khalbous rappelle que « 80 à 85 % de l’espace francophone est un espace du sud », où les pays sont souvent encore en développement, et où des questions semblant évidentes pour ceux du nord, notamment relatives à l’environnement et au rôle de l’université dans la société, n’ont pas forcément la même résonance. Il estime qu’un changement d’état d’esprit et de culture organisationnelle doit s’opérer au sein des structures universitaires, pour qu’elles portent un regard différent sur le monde de l’entreprise et de l’économie.

L’AUF, qui regroupe plus de 1 000 universités, grandes écoles, réseaux universitaires et centres de recherche scientifique dans 115 pays, révèle, dans son livre blanc de la Francophonie scientifique de 2021, que pas moins de 68 % des dirigeants universitaires de la francophonie ont pour priorité l’internationalisation et la coopération internationale sur les projets scientifiques.

3. Diffuser la recherche en français, au sein de réseaux forts

Daniel Jutras

« En plus d’être le lieu de naissance de l’AUF, l’Université de Montréal est un pôle de recherche significatif au Canada », a souligné son recteur, Daniel Jutras, soutenant qu’ « Il faut aussi être conscient des défis et alertes que pose la francophonie scientifique. L’espace de la science n’est actuellement pas très bien investi par beaucoup de chercheurs. Le spécialiste Vincent Larivière rapportait qu’en 1955, 60 % des publications scientifiques étaient en anglais. Aujourd’hui, on parle d’une proportion de 85 %. »

D’ailleurs, selon le Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur (LIRES), seulement 21 % des articles scientifiques des établissements francophones dans le monde sont publiés en français, et un enseignant universitaire sur deux ne voit pas l’intérêt de publier le fruit des recherches dans la langue de Molière.

Seulement 21 % des articles scientifiques des établissements francophones dans le monde sont publiés en français

– Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur (LIRES)

« Il y a des pistes qui s’ouvrent devant nous. L’une des plus importantes est celle de la diplomatie scientifique. » Une autre consiste en la diffusion des savoirs et de la science ouverte en français. Pensons à la plateforme Érudit, dont l’Université de Montréal est l’hôtesse. Elle rend les publications savantes accessibles à l’international. En termes d’utilisateurs, 12 des 30 pays qui la sollicitent le plus sont des pays africains », a précisé M. Jutras. Il a aussi évoqué l’importance de créer des réseaux scientifiques francophones, comme l’Observatoire de la francophonie économique, et de favoriser la collaboration entre les universités du nord et celles du sud.

4. Valoriser le rôle du gouvernement et de l’éducation

Rémi Quirion

« On met encore trop souvent la science et l’économie en opposition », a déploré le Scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, ajoutant que « la science et la recherche permettent aux économies d’être beaucoup plus productives, performantes et à l’avant-garde.  Très souvent, au Québec, on dit qu’injecter des fonds en science et en recherche est plutôt un investissement qu’une dépense. Les pays du nord comme la Corée du Sud, la Suisse et Israël sont très performants sur le plan économique, en termes de produit intérieur brut (PIB), et investissent énormément dans la science. »

Si le modèle québécois n’est pas parfait, pour le Scientifique en chef, « il est intéressant, car la science et la recherche y sont présentes au sein des universités, bien sûr, qui assurent le volet des formations et de l’enseignement supérieur, mais aussi au palier gouvernemental, avec les Fonds de recherche du Québec (FRQ), soutenus par le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie (MEIE) ».

« (Le modèle québécois) est intéressant, car la science et la recherche y sont présentes au sein des universités, bien sûr, qui assurent le volet des formations et de l’enseignement supérieur, mais aussi au palier gouvernemental (…) »

– Rémi Quirion, Scientifique en chef du Québec

Il estime que les grands objectifs de développement durable doivent être au cœur des préoccupations de l’écosystème, et que l’une des solutions pour les atteindre réside dans la valorisation du rôle de l’éducation, incluant l’enseignement des notions de littératie scientifique, à tous les niveaux d’étude. « Elle doit être encouragée, de concert avec les gouvernements. C’est aussi pour cela que l’on essaie, avec le réseau international, de créer un conseil scientifique francophone, pour renforcer ces liens entre les gouvernements et les scientifiques, et apprendre à ces derniers à mieux échanger avec les élus et les fonctionnaires. »

Ce sont les défis de langage et de cohésion entre ces groupes qui font obstacle à la prise de conscience de la valeur économique de la recherche et de la science, tant pour les pays du nord que pour ceux du sud, pense M. Quirion.

« (…) le Québec s’est doté d’une bonne stratégie en innovation et en recherche (…) Les liens entre acteurs de l’écosystème sont aussi importants que ses acteurs eux-mêmes, et ça, le Québec l’a bien compris. »

– Raffaele Trapasso, chef d’unité de l’éducation entrepreneuriale et des compétences à l’OCDE

Le CORIM rappelle que la plus récente stratégie économique de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) vise à renforcer la coopération entre les pays francophones, qui représentent 16 % du produit national brut (PNB) mondial, notamment en se concentrant sur l’économie numérique.

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a d’ailleurs mené une étude consacrée à l’impact des établissements d’enseignement supérieur sur les écosystèmes entrepreneuriaux du Québec. Les conclusions de sont rapport, dévoilées en mai dernier lors d’une conférence à laquelle a assisté la rédaction de CScience, font état de plusieurs constats. « Le premier, c’est que le Québec s’est doté d’une bonne stratégie en innovation et en recherche, et qu’il est important de peupler les écosystèmes d’acteurs qui génèrent de l’énergie, mais aussi des liens. Les liens entre acteurs de l’écosystème sont aussi importants que ses acteurs eux-mêmes, et ça, le Québec l’a bien compris », avait alors mentionné Raffaele Trapasso, chef d’unité de l’éducation entrepreneuriale et des compétences à l’OCDE.

5. Diffuser la science en français

L’essor du secteur de l’intelligence artificielle et de sa communauté, composée de scientifiques et de gens d’affaires, illustre parfaitement la richesse du tissu francophone en matière d’innovation prospère. Un événement majeur mettant en lumière cette dynamique est le World Summit AI Americas, qui s’est tenu cette année au Palais des congrès de Montréal, et qui a rassemblé de nombreux conférenciers pour souligner l’urgence de s’unir collectivement afin de mieux réguler l’IA. Mais en dépit d’une volonté affichée de faire preuve d’inclusion, les échanges n’y étaient menés qu’en anglais, comme c’est souvent le cas lors des grandes rencontres internationales tenues dans la métropole, qui ont tendance à bouder le français.

Cette réalité n’est pas sans refléter les défis de représentation de la recherche en français dans le domaine de l’édition et de la publication. Car bien que la communauté, forte de 327 millions de francophones dans le monde, produise près d’un million d’articles scientifiques par année, dont plus de la moitié paraissent dans des revues de rang A (selon le secrétaire général de la Fédération des conseils arabes de la recherche scientifique, Abdelmajid Benamara, cité dans Le Devoir en 2022), il n’en demeure pas moins qu’ils le sont principalement en anglais.

Au Québec, des données de septembre 2022, émises par l’Observatoire des sciences et des technologies, indiquaient que les publications francophones ne représentaient que 0,6 % de la littérature scientifique publiée dans la province, contre 99,4 % d’articles anglophones.

« Nous faisons face à une appropriation terminologique qui a pour effet de concentrer l’enseignement et la recherche en IA uniquement en anglais. »

– Rémi Quirion, Scientifique en chef du Québec

Ce manque de représentation commande d’enrichir et diversifier les contenus scientifiques francophones, mais aussi les moyens de diffusion pour le moteur de croissance économique, afin de susciter l’intérêt pour la science auprès du grand public, tout en luttant contre la désinformation. Le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, n’en démord pas : « Nous faisons face à une appropriation terminologique, qui a pour effet de concentrer l’enseignement et la recherche en IA uniquement en anglais. »

Rappelons que le 19 janvier dernier, l’éditeur DataFranca.org a lancé, en partenariat avec les Fonds de recherche du Québec et l’Office québécois de la langue française, l’outil de référence Les 101 mots de l’intelligence artificielle, qui se veut un glossaire des mots incontournables en IA.

« Ce livre, avec son application téléchargeable, constitue un outil à promouvoir auprès de la communauté scientifique et étudiante, de même qu’auprès des organismes et entreprises œuvrant dans le domaine de l’IA ou utilisant les produits de l’IA », suggère M. Quirion.

Crédit Image à la Une : Panel organisé par le CORIM, intitulé « Francophonie scientifique et Francophonie économique : quels liens ? »