[VIDÉO + ÉDITO] IA et désinformation : le déclin des médias au pire moment de l’histoire

[VIDÉO + ÉDITO] IA et désinformation : le déclin des médias au pire moment de l’histoire

En marge de la fin du Publisac, et de l’entente finalement négociée avec Google suivant le bras de fer qui s’est imposé entre Ottawa et les géants du web quant à la Loi c-18, très peu de politiciens, de vedettes et d’acteurs influents ont agi ou pris la parole pour défendre la presse écrite et ses médias d’information, plongés dans la précarité, sinon résignés à couper des postes ou à fermer. Pendant ce temps, les experts nous mettent en garde contre la baisse d’intérêt général pour la culture et la science francophones, exacerbée par la dominance de l’intelligence artificielle et de la désinformation sur le web.

Quand l’IA et la nouvelle non vérifiée dominent

Le 15 février 2024, le Comité permanent du patrimoine canadien a entendu des témoignages en lien avec les États généraux sur les médias. Le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Éric-Pierre Champagne, en a profité pour aborder la crise des médias et ses retombées.

« (…) le Forum économique mondial a identifié la désinformation comme l’un des risques les plus importants pour la planète au cours des prochaines années. Au moment où l’intelligence artificielle prend son envol, voilà qui est inquiétant pour ne pas dire terrifiant. »

– Éric-Pierre Champagne, président de la FPJQ

« Pendant que les médias cherchent des solutions, et ils cherchent, je peux vous le dire, il faut se rappeler pourquoi il est important d’avoir des médias et des journalistes qui informent le public. Dans son plus récent rapport, le Forum économique mondial a identifié la désinformation comme l’un des risques les plus importants pour la planète au cours des prochaines années. Au moment où l’intelligence artificielle prend son envol, voilà qui est inquiétant pour ne pas dire terrifiant », n’a pas manqué de souligner le président de la FPJQ.

Au même moment, une vingtaine de géants du web américains, dont Google, Meta et OpenAI, reconnaissent eux-mêmes, dans un accord symbolique, l’urgence de développer des outils communs visant à identifier « les contenus audio, les vidéos ou les images convaincants générés par IA, qui, de façon malhonnête, simulent ou modifient l’apparence (et) la voix ».

Dans son rapport Prêt pour l’IA, rendu public le 5 février 2024, le Conseil de l’innovation du Québec souligne à maintes reprises les effets dévastateurs de la « désinformation » et de la « mésinformation », en lien avec la démocratisation de l’intelligence artificielle, sans toutefois proposer de mesures stratégiques ciblant les journalistes et leurs médias en tant qu’alliés de la lutte contre ce fléau. L’innovateur en chef, Luc Sirois, ainsi que deux acteurs clés de l’information et des nouvelles technologies dans les médias, Chloé Sondervorst, réalisatrice à Radio-Canada, et Bruno Guglielminetti, spécialiste numérique et animateur du balado Mon Carnet, abordent cet enjeu dans notre reportage de la semaine dernière consacré à l’analyse du rapport.

« Dans un contexte où nos enfants naviguent dans une espèce d’univers où ils doivent eux-mêmes distinguer le vrai du faux, les phares, ce sont nos médias de l’information. »

– Luc Sirois, innovateur en chef du Québec

Deux principaux constats, communs aux trois témoignages, ressortent à l’issue de ces échanges : 1) les médias d’information généralistes et spécialisés jouent un rôle clé dans la lutte contre la désinformation, et c’est d’autant plus vrai dans le domaine de la vulgarisation scientifique; 2) il faut mettre en place des stratégies de valorisation des médias, qui prennent en compte leur contribution au débat démocratique, et le plus tôt sera le mieux, au regard du développement fulgurant de technologies puissantes qui, entre de mauvaises mains, propulsent la diffusion de fausses nouvelles.

« Dans un contexte où nos enfants naviguent dans une espèce d’univers où ils doivent eux-mêmes distinguer le vrai du faux, les phares, ce sont nos médias de l’information. Mais comment s’assurer de leur capacité concurrentielle de découvrabilité, de connexion et de consommation face aux compétiteurs, ces derniers étant des machines de technologie à créer de l’addiction et à générer de la dopamine ? » C’est là la question que se pose l’innovateur en chef, Luc Sirois, se disant « très préoccupé », et avec raison, par ce déclin, en contexte de désinformation montante, surtout dans le domaine de la science et des technologies, victime de sa propre innovation…

Le volume de recherche sur les moteurs traditionnels connaîtra une baisse de 25 % d’ici à 2026, attribuable, notamment, aux agents conversationnels de l’IA

Car tel qu’on l’apprenait récemment dans une étude de Gartner, le volume de recherche sur les moteurs traditionnels connaîtra une baisse de 25 % d’ici à 2026, attribuable, notamment, aux agents conversationnels comme ChatGPT ou Gemini.

Selon un sondage mené en 2021 par la Fondation canadienne pour l’innovation et l’Acfas auprès des Canadiens de 18 à 24 ans, ces derniers ne seraient que 17 % à croire en la science, à l’appuyer et à accorder la priorité aux données scientifiques probantes. Ils seraient toutefois 20 % à estimer « qu’on doit pouvoir se fier à la science en raison de ce qui est diffusé dans les médias d’information », mais 25 % à avoir « tendance à suivre leurs proches et les influenceurs (…) pour se forger une opinion, même si celle-ci va à l’encontre de la science ». On parle enfin d’une proportion de 73 % des répondants qui admettent suivre une personne influente dont les idées véhiculées sont considérées comme étant « antiscientifiques » sur les réseaux sociaux.

[Analyse] Le rapport « Prêt pour l’IA » : une avancée majeure, malgré quelques angles morts

Le clou dans le cercueil

En parallèle, des journaux papiers, dont certains avaient entamé leur transition numérique, ainsi que des médias dont le modèle dépendaient largement des réseaux sociaux comme Facebook pour la découvrabilité de leurs contenus et leur rentabilité, à l’ère d’un mépris sans précédent pour les journalistes, se sont retrouvés devant rien de concret pour les maintenir en vie. Un silence radio, contrastant drôlement avec le bruit retentissant et crève-cœur des annonces de faillites comme celle de Métro Média, victime du combo de la censure des liens de nouvelles sur Facebook et du retrait du Publisac, laissant la marque d’un vide béant, tant sur la scène de l’information que dans le quotidien des communautés de lecteurs qui y trouvaient refuge contre l’ignorance et l’inculture.

Et comme si ce n’était pas assez, des personnalités aussi populaires qu’influentes ont ajouté de l’huile sur le feu des hostilités, parfois sans en mesurer le poids, comme ce fut le cas de Marie-Annick Lépine, conjointe endeuillée du regretté Karl Tremblay et membre des Cowboys Fringants qui, non pas sans circonstance atténuante, s’est défoulée sur les médias, prétextant que ces derniers « créaient de la nouvelle ». Un commentaire publié, certes, dans un accès de détresse que l’on conçoit, et retiré aussitôt par son auteure, mais qui a quand même eu le temps de nourrir, au passage, la méfiance entretenue à l’égard des journalistes, ceux-là qui ont bons dos… Pas étonnant que les nouvelles cohortes d’étudiants, dont c’était le rêve de devenir journalistes, se désillusionnent et se laissent engloutir par la « honte » d’avoir choisi une voie qu’ils redoutent désormais de fouler…

Quelle place pour les médias d’info et le débat démocratique ?

« Moins de nouvelles ? Bon débarras. De toute façon, les journaleux sont vendus à l’État et ne servent que la propagande. » Faux. Les contenus produits par des journalistes et véhiculés par leurs médias ont la marge d’erreur et de biais de partialité la plus faible, justement en raison des responsabilités déontologiques qui pèsent sur eux, et des risques qu’ils encourent autrement : risque de poursuite en diffamation, risque de voir leur réputation et leur crédibilité être entachées par un manque de rigueur et d’intégrité, risque de réprimande ou de faire l’objet de plaintes au Conseil de presse et, de manière ultime, d’avoir envie de se recycler.

« Mon fil Facebook est moins pollué par du contenu orienté que je n’ai pas choisi. » Encore faux. Plus la proportion des contenus issus des médias d’information sérieux et reconnus diminue sur les plateformes que vous fréquentez, plus elle laisse place à celle des contenus commandités par ceux qui ne répondent d’aucune ligne directrice morale, sinon de leur propre agenda, propulsé par des algorithmes de découvrabilité puissants ciblant les profils d’intérêt.

« Abandonnés de toutes parts, les journalistes ont quand même continué de faire ce qu’on attendait d’eux : livrer l’information d’intérêt pour la population, dans une société qui en exige toujours l’excellence, mais qui souhaite consommer la nouvelle de qualité sans débourser le sou, ni voir ou entendre d’annonce publicitaire. »

– Chloé-Anne Touma, rédactrice en chef de CScience

« Les journalistes manquent de rigueur, de partialité, font souvent des erreurs et ne vont pas au bout de leurs enquêtes. » Ah bon ? La grande majorité des reportages menés et réalisés le sont avec souci de véhiculer, avec fidélité, l’information qu’ils ont obtenue ou qui leur a été rapportée en entrevue, conférence de presse ou dans des documents officiels. Bien que l’erreur soit humaine, plus souvent qu’autrement, celles qu’on reproche aux journalistes relèvent plutôt de l’insatisfaction qu’inspire le discours cité que de l’inexactitude. Lorsqu’une information, issue du témoignage d’une partie légitime, ne peut être infirmée par aucune autre source que par l’autorité qui l’oppose, mais que cette dernière refuse de se prononcer dans les médias, comment reprocher au journaliste de ne pas avoir donné la parole à toutes les parties potentiellement prenantes ?

Abandonnés de toutes parts, les journalistes ont quand même continué de faire ce qu’on attendait d’eux : livrer l’information d’intérêt pour la population, dans une société qui en exige toujours l’excellence, mais qui souhaite consommer la nouvelle de qualité sans débourser le sou, ni voir ou entendre d’annonce publicitaire. D’ailleurs, dans le meilleur des mondes, cet accès à l’information, sans abonnement payant et démocratisé, est souhaitable, si tenté qu’il s’arrime aux objectifs de pérennité des rédactions, qui dépendent d’un minimum de bonnes conditions et de soutien pour exister et exercer. Or, nous savons depuis longtemps que le modèle actuel, qui fait de la publicité la seule source de revenus rentabilisant l’information, ne fonctionne plus.

Une transformation du modèle de financement et de distribution

L’appel ouvert de Google

Désormais, Google devra ainsi verser 100 millions de dollars aux médias canadiens, annuellement, selon l’entente signée avec Ottawa, à la suite de l’adoption de la Loi sur les nouvelles en ligne au Canada. Les médias écrits se partageront 63 % de l’enveloppe, tandis que le reste du financement sera réparti à hauteur de 30 % au sein du secteur de la radiodiffusion et 7 % pour CBC-Radio-Canada. Google vient ainsi de lancer, le 28 février dernier, un appel ouvert aux médias canadiens jugés admissibles, et souhaitant faire partie du collectif chargé de représenter le milieu de l’information pour la conclusion de l’entente. Les entreprises de nouvelles ont jusqu’au 30 avril pour s’y inscrire, individuellement ou en groupe, conformément à la réglementation, en se référant aux liens et critères d’éligibilité accessibles sur le site du CRTC.

Pour les médias régionaux

Heureusement pour les médias à couverture régionale, on a finalement reconduit le programme d’Initiative de journalisme local (IJL), qui valorise et soutient le journalisme civique au Canada. Favorable à la découvrabilité des contenus de journaux à profil local et communautaire, ainsi que des médias d’élite ayant des divisions régionales, cette solution gagnerait toutefois à être plus inclusive de la diversité médiatique, constituant un espace web concurrentiel et multiplateforme, centralisant autant les nouvelles régionales et nationales des médias traditionnels, que celles des petites start-up et médias alternatifs, qui n’entrent pas dans les cases conservatrices, ou encore les médias scientifiques et spécialisés, les journalistes indépendants et les producteurs de balados.

Le 2 février dernier, la mairesse Catherine Fournier a présenté son Plan de valorisation des médias locaux (PVML) 2024-2025 de la Ville de Longueuil, qui vise « à soutenir et à renforcer le rôle vital des médias locaux dans notre communauté, en pleine crise des médias ». La politique mise sur six actions concrètes pour sauver la presse locale, un modèle qui pourrait « faire des petits », et dont les autres conseils municipaux devraient s’inspirer, faute d’initiative, alors que de nombreux journaux régionaux du Québec voient leur pérennité menacée par le cocktail de circonstances exposées.

« Il ‘agit de mieux soutenir nos médias locaux et régionaux, qui sont l’un des piliers de notre démocratie locale (…) notamment à travers une politique de financement où 50 % de nos investissements publicitaires seront consacrés à nos médias locaux, et on en a profité pour interpeller Postes Canada, et plus particulièrement le gouvernement fédéral, en le ministre Jean-Yves Duclos, pour qu’il analyse la possibilité de rendre à coût nul la distribution des journaux imprimés, locaux et régionaux, directement chez les citoyennes et les citoyens », a souligné la mairesse qui, adolescente, rêvait de devenir journaliste sportive. « On prévoit également la mise en place d’une table de concertation, à laquelle tous les médias de l’agglomération de Longueuil seront invités et pourront prendre part dans quelques semaines ». Un baume pour les médias de la région, qu’elle estime « fondament(aux) pour la vie en société et l’appartenance à la communauté ».

Les actions à l’échelle individuelle des médias

Mais si l’on souhaite démocratiser la nouvelle, pourquoi ne pas aussi démocratiser le placement publicitaire ? C’est du moins la plus récente stratégie de La Presse qui, misant sur l’autonomie des annonceurs, a lancé sa plateforme Atelier Direct La Presse, un environnement publicitaire en libre-service qui offre aux annonceurs d’y placer leurs propres campagnes marketing, « en quelques clics », et d’en suivre et d’optimiser leurs résultats en temps réel. « Dans le contexte actuel, les annonceurs sont plus soucieux de promouvoir leurs produits ou leurs services à travers des médias locaux. Avec le lancement d’Atelier Direct La Presse, nous voulions nous adapter à ce besoin du marché en offrant la possibilité aux petites et moyennes entreprises de lancer et gérer leurs campagnes publicitaires de manière efficace, en toute autonomie, dans un média crédible, performant et d’envergure », a commenté le vice-président du département des Ventes et opérations à La Presse, Patrick Salois.

Loin du Graal

Bien qu’offertes en guise de début de réponses, ces initiatives sont, pour l’instant, loin de constituer le Graal des modèles de financement applicables au média canadien moyen de l’écosystème de l’information. Dans ce contexte, il incombe à tous les défenseurs de la démocratie, consommateurs et diffuseurs de nouvelles aussi bien générales que spécialisées, de s’allier et de contribuer à l’élaboration de mesures de soutien stratégiques et rassembleuses pour les médias, mobilisant tous les acteurs de la chaîne de valeur de l’information francophone, allant des dirigeants d’entreprises, aux gouvernements des paliers fédéral, provincial et municipal, en passant par les médias eux-mêmes et leur audience. Sinon, c’est toute la population qui fera, tôt ou tard, les frais de l’absence d’opposition et de débat démocratique sur la scène de l’espace public, transposée dans le virtuel.

Crédit Image à la Une : La mairesse de Longueuil, Catherine Fournier, parle de son Plan de valorisation des médias locaux à la rédactrice en chef de CScience, Chloé-Anne Touma. (Photo : CScience)

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