Est-ce que des intelligences artificielles auront un jour leur mot à dire dans le processus d’aide médicale à mourir? Si l’interrogation semble sortir tout droit d’une dystopie futuriste, l’intégration progressive de l’IA à nos systèmes de santé pousse quand même à réfléchir à la question.
L’intelligence artificielle peut-elle prendre une meilleure décision qu’un humain pour décider si une personne peut avoir accès à l’aide médicale à mourir (AMM)? Posez ainsi la question à des spécialistes, et leur réponse sera claire…
« Cette demande nécessite un professionnel de la santé qui écoute le patient, qui lui fait sentir qu’il n’est abandonné à son sort et qui sait aussi poser les bonnes questions pour bien évaluer sa souffrance. Pour ça, la relation humaine est essentielle. »
– Jocelyn Maclure, professeur de philosophie et titulaire de la chaire Jarislowsky sur la nature humaine et la technologie à l’Université McGill
« Je pense que l’intelligence artificielle n’a pas de contribution importante à faire en la matière », suggère Jocelyn Maclure, professeur de philosophie et titulaire de la chaire Jarislowsky sur la nature humaine et la technologie à l’Université McGill. « Cette demande nécessite un professionnel de la santé qui écoute le patient, qui lui fait sentir qu’il n’est abandonné à son sort et qui sait aussi poser les bonnes questions pour bien évaluer sa souffrance. Pour ça, la relation humaine est essentielle », ajoute celui qui a aussi co-présidé deux comités d’experts sur l’aide médicale à mourir.
Un point de vue vers lequel abonde le Dr David Lussier, gériatre à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal et membre de la Commission sur les soins de fin de vie « Je ne pense pas qu’on va en venir à un jour ou la personne demandant l’AMM raconte son vécu à une machine, et c’est la machine qui décide. Ce serait très déshumanisant, alors que c’est un processus qui demande énormément d’empathie ».
Or, malgré ces réponses, l’IA s’insinue tout de même lentement dans certaines procédures en lien avec la fin de vie. Par exemple, aux États-Unis, le Hackensack Meridian Health, plus grand réseau hospitalier au New Jersey, fait depuis un an des expériences avec une intelligence artificielle qui pourrait calculer les risques de décès d’un patient admis dans l’un de leurs hôpitaux. Si ce risque dépasse 70%, l’IA signale alors au médecin qu’il serait temps de parler au patient des soins de fin de vie auxquels ce dernier pourrait avoir accès.
À l’heure actuelle, le programme est trop récent pour que les chercheurs impliqués n’aient de résultats sur son efficacité. De plus, plusieurs encore craignent qu’un tel algorithme n’ait des réponses biaisées envers certaines minorités. On ne parle donc pas ici d’un programme établi, ni d’aide médicale à mourir.
Toutefois l’écart semble mince entre une IA qui propose des soins de fin de vie et une autre qui suggère l’aide médicale à mourir. Si un groupe de recherche décidait, alors, de faire le saut, pourrait-on un jour voir des IA jouer un rôle de soutien au médecin prenant ces décisions?
Assister le médecin
Pour le Dr Lussier, c’est une possibilité qui pourrait avoir certains bénéfices. « Ce qui a changé depuis l’instauration de l’AMM, c’est la complexité des évaluations, explique-t-il. Au début, c’était relativement facile, dans le sens où l’on avait un patient atteint d’un cancer et à qui il restait trois mois à vivre. Mais maintenant, il y a des cas beaucoup plus complexes, surtout en ce qui concerne les patients avec des maladies chroniques. »
« Le Québec est (…) l’endroit dans le monde où il y a le plus haut taux de décès par l’aide médicale à mourir. »
– Marie-Ève Bouthillier, professeure agrégée de clinique au Département de médecine de famille et de médecine d’urgence de l’UdeM
En effet, en 2023, près de 5700 Québécois ont reçu l’aide médicale à mourir, près de 7% de tous les décès enregistrés dans la province. Un chiffre en constante augmentation depuis l’entrée en vigueur de l’AMM en 2015. Cette année-là, 496 personnes en avaient fait la demande au Québec. EN 10 ans, le nombre de demandeurs s’est donc multiplié par plus de 10.
Cette semaine dans un communiqué de l’Université de Montréal, Marie-Ève Bouthillier, professeure agrégée de clinique au Département de médecine de famille et de médecine d’urgence de l’Université de Montréal, rappelait d’ailleurs que « Le Québec est (…) l’endroit dans le monde où il y a le plus haut taux de décès par l’aide médicale à mourir ». Pour mieux comprendre la réalité québécoise et la comparer avec celle d’ailleurs dans le monde, son équipe de recherche a obtenu en mars une subvention de près d’un million de dollars sur trois ans du Fonds de recherche du Québec – Société et culture.
Et on s’attend encore à une nouvelle hausse, si la demande de faire une demande anticipée pour l’aide médicale à mourir, présentement au cœur d’un débat entre Québec et Ottawa, est finalement acceptée. Une mesure pourrait notamment intéresser les personnes atteintes de maladies neurodégénératives, qui pourraient perdre la capacité de faire un choix libre et éclairé dans les stades plus avancés de la maladie.
Face à une telle hausse, il est inévitable de voir apparaître de plus en plus de cas complexes. Et dans le doute, il est difficile pour le médecin de savoir vers qui se tourner.
« Le problème qu’on a avec l’AMM, c’est qu’il n’y a pas une autorité quelque part qui détient la vérité, souligne le Dr Lussier. Des fois, des médecins nous contactent à la commission des soins de fin de vie pour des conseils, mais on n’est pas en mesure de leur en donner. Ils appellent ensuite au collège des médecins qui peut les guider dans leur réflexion, mais qui ne va pas non plus leur donner une réponse claire. Donc, souvent, ils se retrouvent un peu pris au dépourvu à consulter à gauche et à droite des gens qui ont plus ou moins de connaissances et d’expertise. C’est dans ce sens-là qu’une intelligence artificielle, qui serait capable d’évaluer l’état du patient et comment sa maladie va évoluer, pourrait aider. »
La technologie en est-elle là?
Mais même si l’on acceptait que l’IA prête assistance au médecin, est-ce que la technologie est prête à prendre ce rôle?
Pour Kathy Malas, directrice de la recherche, de l’innovation et de l’apprentissage au CISSS Montérégie Ouest, l’intégration de l’IA dans le système de santé s’observe présentement à quatre niveaux.
« D’abord, il y a l’optimisation des ressources, explique-t-elle, notamment pour optimiser les trajectoires de soins ou planifier les rendez-vous pour différentes procédures demandant des technologies de pointe et des médecins et techniciens spécialisés. Il y a ensuite des outils pour le dépistage et le diagnostic des maladies. Ici, on parle plutôt d’outils encore en phase de recherche et de développement qui aideront ultimement le clinicien. Finalement, il y a des IA de traitement personnalisé. Par exemple, pour des patients diabétiques de type deux, on croise des données d’âge, de sexe, de type de diabète et d’autres facteurs de risque pour ensuite prédire les patients qui seraient plus à risque d’avoir des problèmes rénaux. Cela permet de commencer le traitement plus tôt pour éviter l’hémodialyse à plus long terme. »
« Techniquement, ce serait aussi concevable d’imaginer une intelligence artificielle capable d’aider à poser certains diagnostics ou d’optimiser la recherche d’information pour un médecin. »
– Kathy Malas, directrice de la recherche, de l’innovation et de l’apprentissage au CISSS Montérégie Ouest
Selon Mme Malas, toutes ces techniques ont un point en commun : aucun de ces outils ne prend une décision seul et elles sont toutes là pour aider à gagner du temps et à le réinvestir dans le patient.
Sachant cela, sera-t-il possible qu’une IA puisse aider le médecin dans l’évaluation d’un patient demandant l’aide médicale à mourir? À cela, Mme Malas ne peut offrir de réponse. « Je ne sais pas si c’est quelque chose qui serait possible. On voit des outils d’IA qui détectent les émotions et la douleur chez l’humain. Techniquement, ce serait aussi concevable d’imaginer une intelligence artificielle capable d’aider à poser certains diagnostics ou d’optimiser la recherche d’information pour un médecin. Mais je n’ai rien vu d’appliqué pour de l’aide médicale à mourir. »
Pour Jocelyn Maclure, bien qu’il n’y verrait pas d’utilité, la conception d’une IA capable d’assister les médecins serait imaginable. « Si on avait vraiment énormément de cas de personnes qui demandent l’AMM, mais qui ne satisfont pas aux critères, peut-être qu’on pourrait entraîner un modèle pour prédire si un patient est admissible ou non », explique-t-il.
Or, une telle banque de données d’entraînement serait difficile, voire impossible à obtenir. « La commission des soins de fin de vie a une banque de données contenant l’information des personnes qui ont fait la demande de l’AMM, explique David Lussier, mais elle ne sera jamais publique, car elle contient trop d’informations personnelles. »
Ce n’est donc pas demain que l’IA aura un rôle à jouer dans l’aide médicale à mourir. La seule certitude, c’est que si un jour elle s’y retrouve, ce sera pour siéger à côté d’un humain. Car si le but ultime de la procédure est de mourir dans la dignité, rien ne serait gagné en déshumanisant entièrement la démarche.
Crédit Image à la Une : RDNE Stock project