[PENSER L’IA]- UNE BALADE EN FORÊT ALÉATOIRE

[PENSER L’IA]- UNE BALADE EN FORÊT ALÉATOIRE

La forêt aléatoire, dominée par d’innombrables arbres décisionnels, abrite quelques bêtes sacrées du hasard; pythons, cygnes noirs, centaures de Kasparov… Le territoire de la forêt grandit au gré de notre exploration, et nous nous promenons avec une paire de dés comme seule boussole.

Impossible 

L’image relève davantage du mythe de l’Occident que de l’Histoire de la science: une pomme tombe comme ça sur la tête de Newton, alors qu’il se repose contre un arbre. Le choc lui révèle les secrets de la gravité. Dans ce raccourci historique aux nombreuses distorsions, on accorde une place importante à la sérendipité. 

“En général, ça arrive pas si souvent, c’est pas ça qui domine,” précise l’historien des sciences Yves Gingras. “La sérendipité, c’est justement cette idée qu’ y a un événement imprévu, comme la découverte de l’insuline, où on observe une bizarrerie que quelqu’un de pas averti ne comprendrait pas. Ça prend des esprits préparés à voir que ce hasard est significatif.” 

Jusqu’ici, l’évolution de la science a eu droit à quelques découvertes importantes par le seul fruit du hasard, mais ces exemples sont démesurés dans notre imaginaire. 

Aujourd’hui, différentes approches en intelligence artificielle influencent la recherche et le développement dans toutes les industries, de la finance à la santé en passant par le droit et l’art. Et le hasard se trouve imbriqué dans le code. 

 “Les êtres humains ont une conception tout à fait erronée du hasard et des probabilités mathématiques,” explique l’humain-mais-mathématicien Richard Labib. “Le cerveau n’est pas fait pour comprendre aisément ces théories-là.” Richard Labib cite l’exemple contre-intuitif du paradoxe des anniversaires. Celui-ci révèle qu’il existe une chance sur deux de tomber sur deux personnes avec la même date de naissance dans un groupe de 23 individus. 

Le hasard en santé   

Le Ministère de la Santé a développé un plan de contingence utilisant l’intelligence artificielle pour déterminer la chance de survie d’un.e patient atteint.e de la COVID-19. En cas de rareté du matériel médical, la chance de survie déterminerait qui aurait droit à un traitement en soins intensifs. Et si les chances de survie sont similaires (après trois rondes de triage), le hasard finit par déterminer qui aura droit à la ressource tant convoitée. 

Selon l’éthicienne Marie-Ève Bouthillier, qui a rédigé le plan de contingence, le hasard est synonyme de justice dans certains scénarios extrêmes envisagés par le Ministère. 

Au CIFAR, un projet dirigé par Sarath Chandar a programmé un agent virtuel à explorer l’espace chimique des molécules connues dans l’espace commercial afin d’aider à trouver des traitements potentiels contre le Coronavirus. C’est le hasard qui détermine le parcours de cet agent virtuel. 

L’accident programmé

Les accidents de la route impliquant les voitures autonomes risquent eux aussi d’avoir recours au hasard. On semble de plus en plus écarter l’idée de programmer la déroute en fonction de valeurs hiérarchiques accordées à la vie de tel ou tel individu en fonction de certains critères comme l’âge et la situation médicale. 

“C’est la solution la plus simple et juste: laisser l’algorithme prendre une décision aléatoire,” explique Yves Gingras. “Parce que dans la vie, c’est comme ça qu’on meurt sur la route.”

Cette approche est également défendue par l’éthicien Martin Gibert dans son récent essai, “Faire la morale aux robots”, sorti chez Atelier 10. Le professeur d’éthique Paul Dumouchel adopte également cette posture dans le  Journal of Artificial Intelligence Humanities. 

Ces tragédies randomisées ne se produiront pas de sitôt sur nos routes cependant; les conditions climatiques au Québec ralentissent le déploiement de voitures autonomes sur le territoire.

Le hasard fait-il le bien? 

Laisser le hasard déterminer la résolution de tant d’enjeux et de situations peut donner l’impression d’une technologie insuffisamment développée, mais la technologie ici reflète un aspect fondamental de la vie, que nous avons de la misère à comprendre adéquatement.

Le hasard, qui est inhérent dans la nature, c’est quelque chose avec lequel on doit composer,” explique Richard Labib. “En IA, on ne peut pas tout déterminer comme on pensait le faire au début de la science. On essaie d’apprivoiser le hasard pour qu’il soit bénéfique.”

Les cartes que nous explorons sont encadrées par l’inconnu à l’horizon. Dans tant de domaines, nos programmes virtuels empruntent des arbres décisionnels avec le hasard comme agent décisionnel. On ne peut qu’attendre de voir s’ils portent fruit.