S’il y bien deux sens qui sont subjectifs, ce sont ceux de l’odorat et du goût. Pourtant, de plus en plus de compagnies s’intéressent à la création d’arômes alimentaires guidés, voire créés de toutes pièces par l’intelligence artificielle (IA). Nos petits plats du futur seront-ils conçus par des ordinateurs?
Au mois d’octobre 2020, la plus grande entreprise de création d’arômes et de parfums au monde, Firmenich, a annoncé en grande pompe qu’elle venait d’obtenir un arôme de bœuf grillé naturel intégralement conçu par intelligence artificielle. Cette prouesse, réalisée trois ans après la création d’une senteur sur le même principe, nous indique qu’il est à présent théoriquement possible qu’un ordinateur puisse se substituer à des humains et, plus précisément, à leurs sens du goût et de l’odorat. Enfin, presque…
CRÉER UN ARÔME
Afin de comprendre pourquoi le recours à l’intelligence artificielle attire de plus en plus d’entreprises d’arômes à travers le monde, il faut préalablement connaître le processus de création desdits arômes. Et ce dernier ne date pas d’hier, puisque cela fait des centaines d’années qu’on en conçoit pour la parfumerie, et plus d’un siècle que les entreprises en utilisent pour rehausser le goût de leurs produits alimentaires.
Comme l’explique Erik Ayala Bribiesca, professeur en sciences de l’alimentation au Cégep de Ste-Hyacinthe et aromaticien pour le secteur privé, « On peut créer un arôme qui n’existe pas encore ou répondre à une demande de l’industrie, qui a besoin d’un arôme spécifique pour une recette. » Comment procède-t-on traditionnellement? « On achète le produit, on l’analyse pour en connaître toutes les composantes – il peut y en avoir plus d’une centaine dans un seul arôme –, puis on élabore un cocktail d’arômes naturels ou artificiels qui sentira et goûtera comme le produit original ou celui désiré par le client. »
Des centaines de milliers de formules différentes existent déjà sur le marché, mais on en crée sans cesse de nouvelles pour des produits plus rares, pour substituer un ingrédient à un autre, ou encore pour obtenir un résultat très précis, « par exemple quand on veut avoir en bouche un arôme de fraise fraîche même s’il s’agit de confiture. Un arôme s’exprimera différemment selon le produit qu’on veut obtenir. Ce ne sera pas le même pour une vinaigrette ou un gâteau ».
LE RÔLE DE L’IA
M. Ayala ne cache pas qu’il utilise un petit moteur d’IA pour accompagner ses recherches. Et il n’est pas le seul, puisque de grandes compagnies comme IBM Research sont depuis quelques années à l’avant-scène du développement de cette pratique. IBM a d’ailleurs créé pour le géant de l’alimentaire McCormick & Company un système d’intelligence artificielle qui compulse une immense banque de données sur les ingrédients, les formules d’arômes, les tests de satisfaction des consommateurs et les chiffres de ventes sur différents marchés pour bâtir des algorithmes menant à des créations concrètes d’assaisonnements. Un travail de collection titanesque qui serait impossible à réaliser et à mémoriser pour un humain.
Évidemment, comme le précise Jean-Yves Lecompte, directeur scientifique chez Cintech, un centre collégial de transfert technologique œuvrant pour de nombreuses entreprises agroalimentaires québécoises, « Il faut disposer d’une très grande quantité de données pour qu’un tel système fonctionne, ce qui n’est pas à la portée de toutes les entreprises. » L’expert constate d’ailleurs qu’au Québec, la création d’arômes par intelligence artificielle est encore balbutiante.
Néanmoins, tout comme Erik Ayala Bribiesca, M. Lecompte entrevoit toutes les possibilités que peut offrir cette avenue.
« Le recours à l’IA fait gagner aux compagnies énormément de temps, car il évite les habituels essais et erreurs en laboratoire. Il permet aussi à des ingrédients ou des composantes auxquelles on n’aurait jamais pensé par soi-même d’intégrer une formule. Et donc d’ouvrir le champ des possibles en termes de créations. » – Jean-Yves Lecompte – Cintech
M. Ayala le constate d’ailleurs concrètement dans son travail, puisque son moteur lui suggère par exemple d’associer à la goyave de la cerise plutôt que de la papaye, un choix plus naturel. « L’IA est aussi à même d’identifier plus facilement les composantes nécessaires pour masquer les goûts indésirables des protéines végétales, de plus en plus populaires sur le marché. »
L’HUMAIN OU LA MACHINE?
La technologie associée à la création d’arômes alimentaires évolue rapidement. Si bien que parallèlement aux grandes entreprises, de plus en plus de start-ups s’appuient dès leur lancement sur l’intelligence artificielle pour lancer de nouveaux produits. C’est notamment le cas de NotCo, une petite entreprise chilienne à laquelle on doit le Not Milk, un lait végétal qui goûte le lait à s’y méprendre, paraît-il.
Même si l’IA ouvre de nombreuses perspectives en matière de création d’arômes, est-ce que dans le futur, les chercheurs et les précieux « nez » de cette industrie cèderont leur place aux algorithmes ? Aucun des deux experts québécois rencontrés ne le croit. Comme l’avance M. Ayala, « Qu’une machine puisse créer un arôme de toutes pièces, pourquoi pas ? Mais l’humain sera toujours nécessaire dans le processus. Pour créer et nourrir sa base de données, tout d’abord. Pour tester et valider les formules suggérées, ensuite, parce que cela relève du sensoriel. Et enfin, pour assurer ou non le succès de ladite formule, puisque le meilleur juge, c’est le consommateur au bout du compte. » Les aromaticiens ne sont donc pas prêts de disparaître.
Crédit photo en titre : Cintech