Il ne passe pas un jour sans que l’on ne prédise la transformation d’une profession ou d’un métier causée par les innovations du numérique, et l’intelligence artificielle (IA). Cette métamorphose est complexe et difficile à anticiper dans son entièreté. Pourtant, un expert de la question du travail a décidé de prendre le taureau par les cornes et de se pencher sur cet enjeu d’un point de vue global. Le regard qu’il pose sur l’intrusion de l’IA dans le milieu du travail n’est pas rose.
« Déshumanisant ». Le terme revient plusieurs fois lorsqu’on parle de l’IA avec Jean Bernier, professeur émérite associé au Département des relations industrielles de l’Université Laval.
Celui-ci a dirigé la rédaction de L’intelligence artificielle et les mondes du travail, un livre récemment paru qui aborde les aspects éthiques, juridiques, sociaux et de la gestion des ressources humaines dans le cadre de cette problématique.
Écrit avec la contribution d’une douzaine d’experts du Québec, de la France et de la Belgique, le document de plus de 200 pages pousse M. Bernier à tirer des conclusions plutôt pessimistes.
« Lorsqu’on examine la question, on constate une dématérialisation des entreprises. Le télétravail crée une porosité entre la vie professionnelle et privée, la gestion algorithmique fait en sorte que les tâches sont parfois traitées en dehors de l’entreprise et la gestion « humaine » diminue » – Jean Bernier, professeur émérite associé au Département des relations industrielles de l’Université Laval
Celui-ci remarque aussi que les lois sur le travail sont mal adaptées à cette nouvelle réalité et que cela ne permet plus de profiter des droits accordés habituellement dans le cadre de celles-ci.
De plus, cette dématérialisation signifie sans doute un amenuisement des contacts non virtuels entre les individus, la disparition « des conversations autour de la machine à café », selon M. Bernier. Cette perte de contacts personnels prend part à l’effet déshumanisant du travail à l’ère du 4.0.
ENJEUX ÉTHIQUES
Plusieurs problèmes éthiques doivent aussi être considérés d’après le chercheur, incluant un accroissement de la productivité exigée auprès des travailleurs, la réduction des coûts à tout prix et la surveillance et le droit à la vie privée.
Celui-ci cite le récent exemple d’un employé d’une entreprise de nettoyage albertaine qui affirme avoir été congédié à la suite de son refus de télécharger sur son cellulaire personnel une application de géolocalisation dans le cadre de son travail.
« Avec le télétravail, beaucoup de problèmes éthiques et juridiques doivent être anticipés en ce qui concerne la surveillance des travailleurs par leur employeur. Le nombre d’heures passées devant l’écran et le contenu consulté pourraient faire l’objet de monitorage », explique le professeur.
Enfin, la disparition des emplois, surtout manuels, mais aussi de bureaux, posera de nombreux défis à relever dans le futur prochain.
En effet, la requalification de la main-d’œuvre ne sera pas possible dans toutes les circonstances, particulièrement chez les travailleurs plus âgés. Si un changement de carrière n’est pas envisageable dans ce cas, il faudra trouver d’autres solutions pour répondre à cette crise sociale.
LOIS, DROITS ET SOLUTIONS
« Faudra-t-il penser à une taxe « robot », pour les entreprises qui utilisent l’automatisation? Est-ce que le revenu minimum garanti pourrait venir en aide aux personnes qui auront perdu leur emploi et qui ne pourront pas se requalifier? Il faudra réfléchir aux manières pour compenser les perdants de cette transformation », souligne le chercheur.
L’économie globale pose aussi son lot de défis en matière de droits des travailleurs.
Le marché de l’emploi des petits boulots, la fameuse « Gig economy » en anglais, est souvent basé sur des plateformes décentralisées, comme Uber ou SkipTheDishes. Il est alors difficile pour la main-d’œuvre située un peu partout autour du globe de s’organiser pour défendre ses droits ou de se syndicaliser.
«Les dirigeants de ces plateformes argumentent souvent que les travailleurs sont indépendants. Toutefois, dans les faits on voit qu’il y a plutôt une relation de dépendance avec la plateforme et qu’il faut se soumettre à des règles et des standards établis pour être rémunérés par celle-ci. Ça ressemble donc plus à du travail permanent qu’à de la pige » -Jean Bernier
Et il ne faut plus croire que la « Gig economy » ne représente qu’une infime partie du monde du travail. Selon un rapport de la Banque du Canada de 2019, 18% des Canadiens étaient à l’emploi dans l’économie des petits boulots pour des raisons non récréatives.
« Lorsque je présidais en 2003 le Comité d’experts sur les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionnel, on parlait beaucoup de la précarisation des emplois. Les plateformes représentent aujourd’hui la forme ultime de cette précarisation », insiste l’expert en relations industrielles.
Afin de lutter contre cette tendance moribonde, M. Bernier propose une première piste de solution : « il faut accroître la littératie numérique des travailleurs. »
« Il n’est plus suffisant que les gens fassent usage des outils numériques sans en comprendre le fonctionnement », souligne ce dernier.
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