Comme dans plusieurs autres secteurs, l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) promet de simplifier les tâches répétitives et laborieuses des juristes, afin que ceux-ci puissent s’affairer aux aspects plus critiques de leur métier. Aussi, à l’instar des autres professions, on commence à s’inquiéter du fait que certains postes pourraient éventuellement être remplacés par des robots. Qu’en est-il vraiment? Des experts du milieu juridique québécois se sont penchés sur la question.
Les algorithmes ont déjà fait leur apparition dans les bureaux d’avocats au Canada.
Par exemple, en 2018, le cabinet Fasken annonçait l’adoption du logiciel d’IA conçu par Kira Systems « pour augmenter l’efficacité de ses examens de contrats ».
Relire des documents juridiques et les résumer en langage commun, colliger des informations à partir des millions de plumitifs et même faciliter un accès à la justice au commun des mortels : ce sont là des projets qui ont été examinés ou qui sont en cours présentement chez nous grâce aux algorithmes.
LES JURISTES « CONSERVATEURS » PAR RAPPORT À L’IA
Si la “révolution IA” annoncée en justice fait beaucoup de bruit, il s’agit pour l’instant d’une tempête dans un verre d’eau.
« Dans le contexte de l’IA, on se rend compte qu’il y a un décalage entre les promesses faites et la réalité sur le terrain. Si la littérature spécialisée dit que l’IA va transformer la profession, notre sondage révèle plutôt que cette technologie est peu répandue, connue ou utilisée », souligne Pierre-Luc Déziel, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval.
Cette remarque, faite à l’occasion d’un panel dans le cadre du Rendez-vous en intelligence artificielle de Québec 2021, est fondée sur un sondage mené auprès 519 juristes (praticiens, professeurs et étudiants) québécois.
En effet, l’Étude relative à l’incidence des technologies de l’information et des communications sur la formation des juristes au Québec, un document de 192 pages publié en mars, révèle que les professionnels du milieu juridique ont généralement une attitude quelque peu « conservatrice » vis-à-vis l’emploi des nouvelles technologies, selon M. Déziel.
LES OUTILS PEU CONNUS
Des praticiens et professeurs interrogés par le professeur et son équipe, seulement 2,8 % disent avoir fait appel à des outils numériques d’aide à la décision.
De plus, aucun d’entre eux (0 %) affirment les utiliser régulièrement et pis encore, 74,7 % d’entre eux ne les connaissaient pas du tout.
Le résultat est similaire en ce qui concerne les outils d’aide à la rédaction, puisque près du trois-quart (73,9 %) des praticiens et professeurs indiquent ne pas en avoir connaissance et à peine 4,9 % de ceux-ci indiquent qu’ils y font appel régulièrement.
Ce sont plutôt les engins d’aide à la recherche qui sont les plus populaires, avec 73,4 % des juristes qui les utilisent régulièrement, et 0 % qui affirment ne pas en avoir connaissance.
La numérisation du métier s’est faite tranquillement, le plus gros bond s’étant produit il y quatre ans, selon Paul-Matthieu Grondin, bâtonnier du Québec.
« On a investi massivement dans la transformation de la justice, avec le projet Lexius lancé en 2017 et dont le budget représente 500 M$ », affirme l’avocat.
Ce grand chantier, le plus important dans la mémoire moderne du Québec, devrait se terminer en 2023. Il vise entre autres, à mettre à niveau la justice, notamment en dématérialisant le dossier judiciaire et en rendant l’audience complètement numérique.
Cependant, en matière d’IA, nous ne sommes « pas rendus très loin », constate-t-il.
PLUSIEURS FREINS
En effet, Me Grondin note que plusieurs freins ralentissent l’envol de l’adoption des algorithmes dans ce secteur.
Les obstacles éthiques et réglementaires sont sans doute les plus évidents.
Les experts s’accordent pour dire que les juristes restent prudents en ce qui concerne l’automatisation de leurs tâches.
« L’IA peut être un bon outil d’aide au travail, mais plusieurs aspects du métier exigent une forme de personnalisation et de rapport humain » -Pierre-Luc Déziel, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval
Le diable étant dans les détails, les professionnels de la justice se sentent encore obligés de repasser dans closes et les documents analysés.
De plus, la question de la structure et de la petite taille du marché québécois de la justice pose aussi une embûche à l’IA.
C’est ce qu’à observé Gilles Lajoie, directeur général de la Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ).
Lors de l’élaboration d’un projet de collecte des données sur les décisions juridiques rendues au Québec, l’organisme a frappé un mur.
« On croyait qu’avec les deux millions et quelques documents disponibles en cette matière on en aurait assez pour faire un projet d’apprentissage machine. Rapidement, on s’est aperçu qu’il faut beaucoup de données dans ce genre de projet, et que ce qu’on avait n’était pas suffisant » – Gilles Lajoie, directeur général de la SOQUIJ
« Plusieurs des outils en IA proviennent du monde anglo-saxon, tandis que le système de justice québécois est francophone », insiste pour sa part le professeur Déziel.
Ce sont surtout les algorithmes de traitement du langage naturel qui offrent l’avenue la plus immédiate pour l’emploi de l’IA en justice.
Toutefois, les outils développés dans la langue de Shakespeare sont moins adaptés à l’analyse des termes juridiques et des documents en français.
Essentiellement, si dans un avenir rapproché les experts ne croient pas que les avocats seront remplacés par des robots, dans les prochaines décennies la justice sera sans doute rendue un peu plus accessible grâce à la numérisation, et peut-être même à certaines formes de base de l’IA.
« Si on compare l’adoption de l’IA dans le monde juridique au cheminement éducatif d’un individu, on est pour l’instant à la maternelle. La prochaine étape ne sera pas de sauter directement au collège, ça se fera progressivement et les juristes vont apprivoiser peu à peu ces nouvelles technologies », conclut M. Lajoie.
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