Vers une souveraineté alimentaire autochtone : défis et solutions innovantes

Vers une souveraineté alimentaire autochtone : défis et solutions innovantes

Comment l’innovation technologique peut-elle aider à pallier les problèmes de souveraineté et d’accès aux ressources alimentaires des communautés isolées du Nord canadien? C’est la question à laquelle tentaient de répondre les experts de la conférence organisée par AstroYeast, à l’Université Concordia de Montréal, le 15 janvier dernier.

Les défis

Gordon Munroe, technicien de laboratoire au Global Institute for Food Security, décrit différentes facettes de l’insécurité alimentaire dans les communautés des Premières Nations : manque de produits frais, d’agriculture durable, de moyens efficaces de transport alimentaire, d’accès facile ou de qualité à de l’eau potable, etc.

« Le traitement, la disponibilité et la gestion des ressources de compensation devraient être sous le contrôle des communautés. Elles savent ce dont elles ont besoin, et connaissent leur région. »

– Gordon Munroe, technicien de laboratoire au Global Institute for Food Security

En plus des enjeux géographiques, des défis politiques et socio-économiques exacerbent l’insécurité alimentaire qui afflige ces communautés. Wade Thorhaug, co-directeur exécutif chez Food Secure Canada, soutient que les enjeux persistants de pauvreté amenés par le colonialisme sont alimentés par des décisions gouvernementales actuelles, qui « limitent ou débranchent les peuples de leur système alimentaire local (et) limitent leur capacité à produire et récolter de la nourriture dans leur environnement ».

Gordon Munroe et Wade Thorhaug prônent une souveraineté alimentaire pour les communautés autochtones. « Le traitement, la disponibilité et la gestion des ressources de compensation devraient être sous le contrôle des communautés. Elles savent ce dont elles ont besoin, et connaissent leur région », lance M. Munroe, qui mentionne le nombre grandissant de recommandations gouvernementales et de recherches sur des manières d’arriver à cette autonomie alimentaire.

Wade Thorhaug ajoute : « Dans la situation actuelle, les épiceries dominent le paysage alimentaire dans les communautés du Nord. Ce sont des entreprises dont le siège social est à Winnipeg, par exemple, et ce n’est pas ce que je considérerais comme étant local puisqu’on parle de prix qui sont dictés. »

Repenser l’agriculture grâce à la technologie

Il existe heureusement des solutions technologiques  innovantes visant à répondre aux pressions et défis croissants qui pèsent sur les systèmes alimentaires de ces communautés, qui ont le potentiel de promouvoir une meilleure sécurité et souveraineté alimentaires.

Lors de la conférence, on évoque la ferme urbaine Gush, qui produit à Montréal des fraises grâce à la culture hydroponique verticale, contribuant à faire de l’agriculture une activité plus durable. En recirculant son eau, l’entreprise parvient à consommer « 95 % d’eau en moins que ce que l’agriculture traditionnelle commande d’utiliser. Et cela est utile lorsque vous êtes dans des endroits comme le nord où il n’y a peut-être pas assez d’eau », avance Ophelia Sarakinis, fondatrice de Gush vertical farms.

Malgré ses bienfaits potentiels, cette forme d’agriculture, qui favorise la qualité plutôt que la quantité, est plus chère et complexe que l’agriculture traditionnelle. « Pour faire recirculer notre eau et pouvoir la réutiliser, il y a plus de coûts associés parce que nous filtrons et assainissons l’eau. La gestion des éléments nutritifs proprement dite est aussi beaucoup plus complexe (…) Il y a pas mal d’obstacles. C’est pourquoi elle n’est pas encore aussi populaire que d’autres formes d’agriculture. Le coût reste très prohibitif. »

Si elle reconnaît que le prix descendant des lumières DEL contribue entre autres à rendre plus accessible ce type d’agriculture, ces avantages ne sont pas forcément réalistes dans certaines communautés autochtones où l’énergie provient principalement de carburant et de combustibles fossiles. « Aussi, en termes de détails pratiques, l’hydroélectricité au Québec coûte près de 7 cents par kilowattheure. Au Nunavut, c’est plus de 30. Donc, comme il faudra beaucoup d’électricité, même si c’est un éclairage DEL, les coûts vont s’additionner avec le temps », se désole Wade Thorhaug.

Parmi les autres solutions mentionnées lors de la conférence, on compte les emballages biosourcés, qui « augmentent la durée de conservation d’une variété de fruits, légumes, fromages et autres produits alimentaires frais et transformés », des container farms, des produits transformant l’eau en air et des solutions alimentaires conçues pour les astronautes telles qu’Astro Yeast. Astro Yeast, qui sera lancé en 2025-2026, est le projet canadien finaliste du CSA/NASA Deep Space Food Challenge. Il propose de la nourriture composée d’une « souche de levure spécialement adaptée pour produire les nutriments dont les membres d’équipage auront besoin pour leur long voyage ».

Favoriser les solutions technologiques locales

Les conférenciers invitent les innovateurs à travailler avec les systèmes alimentaires présents dans les communautés plutôt que d’en créer des nouveaux, sans quoi certains projets technologiques risquent de mal cibler leur besoin et leur réalité.

Par le passé, la « sous-estimation des coûts d’électricité, de chauffage ainsi que la fausse perception de l’adhésion de la communauté » ont nuit au bon développement d’un projet de conteneurs avec une configuration hybride et hydraulique, a relaté M. Thorhaug. Il encourage à favoriser des solutions « qui sont de nature décoloniale, qui fonctionnent au sein des systèmes alimentaires locaux, qui ont l’adhésion complète de la communauté et qui utilisent des idées qui viennent des communautés plutôt que de l’extérieur. »

Gordon Munroe est du même avis, insistant sur l’importance de bâtir une relation de confiance entre les innovateurs et les communautés des Premières Nations avant d’y introduire un projet : « Historiquement, nous avons de nombreuses raisons de nous méfier des gouvernements, des institutions, des entreprises, parce qu’ils pensent qu’ils savent ce qui est le mieux pour nous. Les interventions du passé n’ont pas fonctionné parce que la devise était ‘ce que je peux faire pour vous plutôt qu’avec vous’. Et ça, ça ne marche jamais », défend M. Munroe. Il évoque l’exemple le White Buffalo Youth Lodge, issu d’un partenariat, une installation de loisirs urbains en centre-ville qui augmente la qualité de vie de sa population par des « services de soutien intégrés et holistiques ».

Wade Thorhaug met aussi en garde les innovateurs contre les manques fréquents de réflexion entourant les impacts des innovations dans les communautés autochtones, alors que, par le passé, certaines solutions technologiques mises en place y ont engendré des conséquences importantes. Il donne comme exemple la Révolution verte (qui a amené au cours du 20e siècle une agriculture plus mécanisée qui profite majoritairement aux grosses entreprises au détriment de l’environnement et de la survie de plus petites fermes) et l’arrivée de nourriture transformée (dont plusieurs communautés sont dépendantes au détriment de leur santé).

« Beaucoup de ces régimes alimentaires introduits dans la communauté autochtone par l’activité coloniale sont très mauvais pour notre santé. Nous savons que l’endroit dont nous sommes originaires est probablement le plus sain pour nous », explique Gordon Munroe. « Nous avons eu des solutions technologiques pour les systèmes alimentaires dans le passé et elles ont en quelque sorte fonctionné, mais elles sont arrivées avec beaucoup de bagages », relate enfin Wade Thorhaug.

Mieux réfléchir à l’innovation

Soutenir, par l’innovation et la politique, les méthodes d’alimentation des communautés des Premières Nations plutôt que de tenter de les réinventer, c’est ce qui ressort principalement des échanges entre les conférenciers. Wade Thorhaug rappelle les limitations des inventions de nouveaux aliments en mentionnant les difficultés de nombre de compagnies d’aliments à base de plantes : « elles ont totalement surestimé la demande pour ce type de nourriture, car en fin de compte, les gens savent qu’ils veulent quelque chose qu’ils connaissent bien. »

Dans la perspective de considérer les intérêts locaux, Ophelia Sarakinis raconte qu’au départ, « les cultivateurs d’intérieur optent immédiatement pour les fraises blanches parce que c’est différent et qu’elles pourraient se démarquer sur le marché. Mais dès qu’on met ça sur les tablettes au Québec, personne ne les achète, alors qu’au Japon, ils adorent ça. »

Une innovation plus sélective, au profit de l’avenir durable