Faut-il aider les femmes à prendre leur place en IA?

Faut-il aider les femmes à prendre leur place en IA?

Pour faire écho à l’article écrit par notre collègue Emmanuel Delacour « L’avenir de l’IA sera-t-il féministe? », poursuivons la discussion sur la place des femmes en IA avec deux directrices situées à l’épicentre de l’écosystème au Québec. Elles s’ouvrent sur leur vécu personnel et réfléchissent aux obstacles à surmonter afin d’intégrer les femmes, à tous les échelons, dans l’écosystème de l’intelligence artificielle.

Les statistiques parlent d’elles-mêmes. Au niveau mondial, 78% des algorithmes en IA sont conçus par des hommes et moins de 10% des femmes démarrent une entreprise en IA, selon Kay Firth-Butterfield administrateur au Forum économique mondial. 

Les femmes représentent 24,4% de la main-d’œuvre en informatique et reçoivent des salaires médians qui ne représentent que 66% de ceux des homologues masculins, selon le rapport américain du AI Now Institut portant sur la discrimination systémique en intelligence artificielle, paru en avril 2019.

Nous avons recueilli les propos de Lyse Langlois, directrice de l’OBVIA et Laurence Beaulieu, directrice générale adjointe chez IVADO, lors d’une table ronde organisée par la Chaire IA Responsable à l’Échelle Mondiale de l’Université d’Ottawa et la Chaire-miroir Ottawa-Lyon.

JEUX DE POUVOIR

L’arrivée dans le monde de l’IA n’a pas été facile pour les deux dirigeantes parachutées dans ce qu’elles comparent à « une arène liée à de gros intérêts financiers ».

Lyse Langlois, directrice de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA).

Lyse, doctorante éthicienne de formation, s’est plongée dans l’IA l’année suivante, en s’impliquant dans la Déclaration de Montréal

À l’époque, la tension et compétition entre les différents groupes étaient palpables autour des tables de discussion.

« C’était très polarisé. J’étais inconfortable dans ce climat hostile. J’ai dit à ma vice-rectrice : je ne suis pas la bonne personne, ça vous prend un bulldozer ! » –  Lyse Langlois, directrice de l’OBVIA.

La vice-doyenne à la recherche à la faculté des Sciences sociales de l’Université Laval avait tord, car elle s’est retrouvée porteuse de subvention pour le projet de déclaration déposé au comité international du FRQ.

Plus de la moitié des femmes qui se lancent en sciences et en technologie finissent par quitter ce domaine; soit plus du double de pourcentage d’hommes qui le quittent, selon le National Center for Women in Information & Technology. Pour mieux comprendre comment les stéréotypes pourraient conduire les femmes à quitter les sciences, lisez cet article (anglais).

PLAFOND DE VERRE

Laurence Beaulieu, directrice générale adjointe à l’Institut de valorisation des données (IVADO).

Laurence venait du secteur de la finance. Elle a postulé sur le poste de directrice administrative, en janvier 2017, peu après ce qu’elle nomme « le boum de l’IA et la subvention Apogée de 93,6 millions de $ » provenant du Fonds d’excellence canadien en recherche.[i]

Elle avoue ne pas tellement avoir senti d’embuches au début de sa carrière. On lui a même donné des opportunités d’avancement sans qu’elle ne les sollicite.

En revanche, elle souligne que la situation a changé lorsqu’elle a accédé à un poste de pouvoir décisionnel.

« Si j’avais un message à lancer aujourd’hui, c’est que le fameux plafond de verre est encore là. Il est bien réel. » – Laurence Beaulieu, directrice générale adjointe chez IVADO.

« Le plafond de verre a craqué un petit peu dans certains secteurs. Dans d’autres, il a été défoncé, mais pas en IA ! », appuie Lyse.

MENTORAT MASCULIN

On se souviendra qu’historiquement nombre de femmes ont fait progresser les sciences, grâce au soutien de leur mari, dont elles sont parfois restées dans l’ombre. Faut-il encore recourir à du mentorat masculin de nos jours pour ouvrir certaines portes? Les directrices n’ont pas d’opinion tranchée sur le sujet.

« Certaines le font et c’est correct. Il n’y a pas de solution magique, dit Laurence. Si j’avais une suggestion pour les femmes, ce serait de s’entourer de personnes inspirantes et diversifiées qui nous comprennent pour mieux naviguer dans le milieu. Quand je vois ce que les Boys Clubs ont été capables de créer, je crois qu’on peut faire plus de choses en étant solidaires, autant entre femmes qu’avec les hommes. »

« Moi, je pense qu’il ne faut pas répéter avec des Girls Clubs. Il faut s’entourer d’un bon réseau solidaire avec des valeurs d’équité et de coopération. » –  Lyse Langlois, directrice de l’OBVIA.

Ce qui semble poser problème, c’est l’absence féminine dans les coulisses du pouvoir. La femme a tendance à faire ses devoirs en solo et à arriver en comité avec des arguments bien préparés. Tandis que les hommes se parlent entre eux, se valident avant la réunion et font front commun lors de la réunion, « comme un lobby », précise Lyse. L’étiquette Première de classe ou le profil très académique est peu valorisé, selon Laurence.

INVISIBILITÉ DE LA RECHERCHE FÉMININE

D’après le Magazine Wired, seulement 12 % des chercheurs en apprentissage automatique sont des femmes et 13,8 % des auteurs d’articles sur l’IA sont des femmes, selon la fondation britannique pour l’innovation Nesta.

« On ne travaille pas assez la visibilité des chercheuses. Ça concerne aussi la diversité culturelle. » –  Lyse Langlois, directrice de l’OBVIA.

Elle donne l’exemple de Mihaela Van der Schaar, une chercheuse émérite que pratiquement personne ne connait. Mme Van der Schaar  dirige le Cambridge Centre for AI in Medicine (CCAIM). C’est pourtant la chercheuse ayant le plus de publications dans les données de Nesta depuis 16 ans.

L’an passé, son groupe de recherche a collaboré avec le UK National Health Service et utilisé l’apprentissage automatique pour prédire les pénuries de lits et de ventilateurs aux soins intensifs dans les hôpitaux anglais durant la pandémie.

FEMME-MODÈLE VS FEMME-VITRINE

Polytechnique a atteint 30% de diplômées féminines cette année, une augmentation de 10% en 5 ans. Pour Laurence et Lyse, il est clair que l’ajout de femmes professeures a servi de modèles aux jeunes étudiantes. De vrais modèles féminins accessibles, pas seulement des icônes détentrices de prix Nobel.

En ce moment, 80% des professeurs en IA sont des hommes, selon le rapport du AI Now Institut, ce n’est pas idéal.

Pour Laurence, les femmes nommées à des postes de direction au Québec (les PDG de Mila, de Forum IA, d’OBVIA) ont réellement la compétence et peuvent servir de modèle.

« Là où, des fois, je vois plus le concept de femme-vitrine, c’est sur des panels de conférence et sur des comités que l’on veut paritaires, dit-elle. La représentation paritaire, c’est une bonne chose, mais on n’est même pas 25% de femmes dans le domaine… alors il arrive que l’on soit sollicitée pour des choses qui ne relèvent pas de notre champ de compétence. Il faut savoir dire non, sinon ça peut nous nuire. »

PISTES DE SOLUTION

D’après les directrices, l’IA est un jeune écosystème, en évolution rapide, assez glamour et avec beaucoup de visibilité. Le constat de sous-représentation des femmes en informatique et en sciences de données a été fait depuis cinq ans. Il faut maintenant penser aux solutions.

Les organisations de recherche et organismes innovants en IA sont amplement financées par les gouvernements canadien et québécois, en particulier autour des trois instituts financés par le CIFAR dont le MILA à Montréal.

Selon Lyse et Laurence, l’EDI (équité, diversité, inclusion) a été une plaque tournante pour amener plus de visibilité féminine dans l’écosystème en IA. Le volet EDI inscrit dans les politiques des organismes subventionnaires a été un levier important, une brèche pour faire entrer plus de femmes. Faudrait-il rendre toutes les subventions conditionnelles à certains critères ?

Pour Lyse Langlois, il faut certainement augmenter la diversité dans la recherche en IA avec des interventions politiques pour s’attaquer au problème à la racine, c’est-à-dire l’enseignement supérieur et les universités.

Dans les comités de sélection auxquels elle participe, Lyse se fait un devoir de sensibiliser les membres à l’importance de l’équité en évaluant les compétences pour assurer une réelle égalité en emploi.

Elle remarque que l’on justifie trop souvent, au nom de l’excellence et de la compétence, le fait de donner une chaire ou une promotion à un homme sans tenir compte du vécu humain de certaines femmes et de minorités. « Comment définit-on l’excellence? Quels sont les critères? Quelle est la grille? » Il serait temps d’y voir, selon elle, « parce qu’une femme ayant eu quatre enfants a peut-être moins de publications à son actif, mais peut être très compétente. » 

Elle poursuit avec quatre recommandations pour faire changer les choses :

  1. Créer des environnements inclusifs. Par exemple, inclure des panels portant sur les femmes, la diversité et l’intersectorialité dans les grandes conférences (pas le vendredi après-midi à la fin de la conférence).
  2. Développer plus d’applications de l’IA dans des secteurs qui touchent des services utiles à la société comme dans le secteur médical.
  3. Rendre les groupes sous-représentés plus visibles, mais de façon réfléchie (programme d’activités systématique plus large).
  4. S’engager dans la transparence des pratiques d’embauche : sélection, classement, rémunération, boni et promotion.

Pour Laurence Beaulieu, tout commence par la prise de conscience que tout n’est pas réglé.

À son niveau, elle a décidé de montrer plus de flexibilité et d’accorder des extensions de délais pour les demandes de subvention, notamment en période de pandémie alors que l’organisation familiale demande plus de temps et de charge mentale.

Elle suggère aussi de :

  1. Continuer à combattre les biais lors du recrutement qui pourraient favoriser les hommes.
  2. Ne pas tomber dans le piège des quotas et des objectifs, mais de s’entendre sur l’impact désiré de manière plus qualitative.
  3. Accepter tous les styles de leadership et laisser plus de place à la diversité.
  4. Partager la responsabilité de l’EDI pour que celle-ci ne soit pas seulement portée par les femmes.
  5. Intégrer des critères d’EDI spécifiques dans les statuts des organisations.
  6. Dans les écoles de gestion, peut-être devrions-nous réfléchir sur les styles de leadership plus féminins et leur valeur ajoutée.
CONCLUSION

Sans faire de mauvais jeu de mot, on peut conclure que la place des femmes n’est pas automatique en intelligence artificielle. Les témoignages comme ceux de Lyse Langlois et de Laurence Beaulieu permettent de mettre un visage sur cette réalité et font réfléchir. Peut-être aura-t-on besoin de mesures plus concrètes pour combler l’écart entre les genres et assurer la parité avant qu’il ne soit trop tard. 

Par ailleurs, mentionnons que cette semaine Ubisoft (aux prises avec des rumeurs propagées sur les réseaux sociaux) a nommé deux femmes à la direction de son studio de Montréal, une v-p aux communications et une v-p ressources humaines. Tiens, tiens… les femmes seront-elles appelées en renfort pour protéger la réputation et assurer un climat de travail exempt d’inconduites sexuelles, de harcèlement et d’abus de pouvoir dans les milieux de travail à prédominance masculine?

[i] * Budget global d’IVADO en septembre 2016 : 110,4 M$ (partenaires industriels) + 93,6 M$ (Apogée Canada) + 30,1 M$ (HEC Montréal, Polytechnique Montréal et l’Université de Montréal).