Agriculture numérique: l’IA est-elle dans le champ?

L’agriculture de demain reposera sur des technologies de précision pilotées par l’IA. La révolution agricole qui se profile va changer le métier d’agriculteur, mais aussi permettre une gestion efficiente des pesticides et de l’eau. Les enjeux ? Lutter contre les changements climatiques tout en maîtrisant notre souveraineté alimentaire et numérique.

Cette révolution agricole est déjà en marche en Californie ou dans de grandes fermes canadiennes. Dans un épisode passionnant de la Semaine verte diffusé le 19 mars 2022, Radio-Canada brossait un portrait prometteur de l’agriculture du futur.

Des robots pilotés par l’IA parcourent les champs, sont capables d’estimer la qualité d’un produit, son degré de mûrissement et de le récolter s’il répond aux normes établies. Tout cela grâce à la modélisation des données. 

L’ENJEU DES DONNÉES

L’enjeu des données dans cette révolution agricole est cependant soulevé par de nombreux observateurs. 

« Récolter des choux de Bruxelles, c’est une prouesse de génie mécanique; la prise de décision, la récolte ou pas, c’est de l’intelligence artificielle »

– Thierry Warin, professeur à HEC Montréal

Professeur à HEC Montréal et responsable du pôle CIRANO en sciences des données, Thierry Warin complète son propos : « Ce qui est important c’est la masse de données nécessaires pour reconnaître si un chou de Bruxelles est mûr ou pas ».

La machine de demain est également capable d’analyser les sols et les besoins en intrants ou en irrigation.

« En Europe, on estime qu’un hectare de blé génère un million de données numériques par année »

– Gilbert Bégin, journaliste à La Semaine verte

Pour Thierry Warin, un nouveau modèle d’affaires émerge; les fournisseurs de matériel agricole comme l’américain John Deere, ne vendent plus seulement des tracteurs; ils collectent des données et convergent vers l’économie de plateformes. « Ils vont être capables de dresser un Google Map de l’agriculture de la planète », s’inquiète le professeur de HEC. « Ce sont des questions à se poser pour la souveraineté d’un pays » renchérit-il.

Louis Robert, l’agronome du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ), congédié puis réintégré, reste dubitatif sur cette révolution en marche. « 90% des agriculteurs n’ont pas le temps d’exploiter les données », lance l’agronome.

RÉDUIRE LA FRACTURE NUMÉRIQUE

Thierry Warin estime que les pouvoirs publics doivent développer une littératie en IA et une littératie juridique pour que les agriculteurs puissent comprendre les contrats proposés.

Dans son plan, Agir pour une agriculture durable (plan 2020-2030), présenté à l’automne 2020, le Gouvernement du Québec mise justement sur le virage numérique des exploitations québécoises pour assurer la compétitivité du secteur. Il promet : « L’agriculture numérique et de précision offre de nombreux bénéfices économiques (accroissement de la productivité agricole et de la rentabilité) et environnementaux (utilisation plus rationnelle des intrants). »

Pourtant, la Commission de l’éthique en science et en technologie du Québec (CEST) s’inquiète des inégalités que va générer l’intrusion du numérique dans le domaine agricole.

« Les enjeux de la propriété des données et de l’expertise numérique peuvent affecter l’autonomie des agriculteurs »

– Commission de l’éthique en science et en technologie

Dans un document publié en février 2022, la CEST explique : « La fracture numérique renvoie (…) à l’écart entre d’un côté, les entreprises de l’agronumérique qui possèdent les technologies et les données numériques et qui ont l’expertise pour interpréter les résultats et, de l’autre côté, ceux qui n’ont pas accès au traitement des données, en l’occurrence les agriculteurs, et qui peuvent plus difficilement interpréter les résultats que leur proposent les outils numériques. »

DES MACHINES COÛTEUSES ET ADAPTÉES AU QUÉBEC ?

Ces machines de nouvelle génération restent coûteuses pour une partie des exploitations du Québec.

Louis Robert estime que « ces machines ne sont rentables pour les agriculteurs que si leur achat est financé par les pouvoirs publics; par exemple la récolteuse de brocolis c’est un achat de plus d’un million de dollars. Peu d’exploitation au Québec peuvent se payer une machine comme ça ! Les petites fermes sont oubliées. »

Le journaliste Gilbert Bégin est plus mesuré: « C’est faux de penser que l’agriculture numérique n’est l’affaire que de gros robots ».

Pourtant, Louis Robert estime que la partie « diagnostic » a été escamotée par les grandes compagnies de matériel agricole pour des raisons de profit.

« À ce jour je n’ai vu aucun système d’IA qui permet d’aborder le problème le plus important au Québec, la compaction du sous-sol »

– Louis Robert, agronome

Elle limite, selon lui, les rendements et la rentabilité des exploitations. « Les systèmes vendus mettent l’emphase sur la teneur en phosphore ou en azote, la matière organique, ce n’est pas le principal problème pour le rendement, même si on fait croire ça au producteur », s’insurge le lanceur d’alerte.

Thierry Warin est plus optimiste. « C’est comme les voitures, dès que les machines vont entrer en phase de production industrielle, les prix vont baisser », rassure le professeur.

Selon lui les agriculteurs du Québec et du Canada sont dans une position très favorable pour s’adapter; ils sont très connectés, possèdent tous des téléphones cellulaires, des tracteurs connectés, et pour certains même, des drones.

AGRICULTEUR EN COHORTE OU AGRICULTEUR CONNECTÉ ?

« On va assister à une reconfiguration du métier d’agriculteur, explique Thierry Warin, c’est normal, tous les métiers sont impactés par la technologie ». Dans sa salle de contrôle, l’agriculteur pilotera ses robots qui parcourront les champs pour récolter des données, analyser les sols, permettre ou non l’irrigation ou la distribution de pesticides, récolter les bons produits ou éliminer les mauvais.

Louis Robert imagine, quant à lui, un tout autre modèle, qui repose sur une exploitation à dimension humaine, plus diversifiée, qui s’appuie sur la compétence, la maîtrise de notions agronomiques et moins sur les conseils « intéressés » des compagnies privées, comme John Deere.

La Cohorte, proposée par le MAPAQ, qui permet d’organiser de 5 à 15 exploitations agricoles qui progressent ensemble au travers de forums de discussion, avec l’assistance d’un conseiller agricole, recueille la préférence du lanceur d’alerte.

Thierry Warin estime que la transformation du modèle d’affaires agricole est en route.

« Quand on voit l’impact de l’agriculture sur les changements climatiques, il faut rapidement mettre en œuvre ces technologies pour le réduire », conclut le professeur de HEC.

Interrogé à ce sujet, l’Union des Producteurs Agricoles (UPA) n’a pas répondu aux sollicitations de notre journaliste.

Vidéo : Le robot, La Chèvre, de la québécoise Nexus Robotics, détecte et arrache les mauvaises herbes.

Crédit Image à la Une : Photo de Alejandro Barrón / Pexels